Haine en ligne : « On a un arsenal législatif important, la difficulté, c’est de l’appliquer au monde numérique », estime Catherine Morin-Desailly

Haine en ligne : « On a un arsenal législatif important, la difficulté, c’est de l’appliquer au monde numérique », estime Catherine Morin-Desailly

Alors que s’ouvre le procès Mila, les lois et initiatives pour combattre le cyberharcèlement se multiplient. Mais difficile de lutter de manière concrète face à un phénomène virtuel.
Public Sénat

Par Jules Fresard

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10 hommes et trois femmes, âgés de 18 à 30 ans, comparaissent devant le Tribunal correctionnel de Paris jeudi 3 juin. 13 prévenus qui ne se connaissaient pas auparavant, et qui dans leurs procès-verbaux se sont dits dépassés par l’ampleur de l’affaire. « J’ai halluciné de vous voir débarquer chez mes parents en perquisition » a d’ailleurs déclaré l’un d’entre eux, réalisant sans-doute mal la gravité des faits qui lui sont reprochés.

Déjà qualifié de « procès de la terreur numérique », celui relatif à « l’affaire Mila », du nom de cette jeune femme cyberharcelée après avoir insulté sur les réseaux sociaux l’Islam et Allah, vient rappeler à qui l’ignorait encore que les plateformes numériques deviennent un lieu où la violence verbale et les appels aux meurtres sont de plus en plus légion. Un problème de société majeur, dont le Parlement et le gouvernement se sont déjà saisis à plusieurs reprises. Mais dont la lutte efficace, respectant par là même les libertés publiques, s’avère difficile, comme l’a illustré le rejet d’une partie de la loi Avia par le Conseil constitutionnel.

Menaces de mort, appels au viol

« Un jour viendra où tu te feras tuer pour tes paroles ma belle, même un professeur d’Histoire inconnu s’est fait égorger pour des caricatures. Toi tu es connue, tout le monde te déteste (dont moi) et tout le monde veut ta peau, ce n’est qu’une question de temps ». « Je vais te violer dans ta tombe ». Depuis janvier 2020, Mila a reçu des milliers de messages de la sorte. Menaces de mort, appels au viol… Elle vit depuis retranchée chez ses parents et a été placée sous protection judiciaire.

Car le cyberharcèlement, bien que se déroulant dans un monde virtuel, peut avoir des conséquences bien concrètes, elles. Et il est en hausse. Selon une étude menée avec Opinionway par l’Association e-Enfance et le Lab Heyme publiée en octobre 2020, depuis septembre 2019, le cyberharcèlement subi par les élèves français a progressé de 26 %. Avec des raisons évoquées qui semblent bien souvent anodines. Les victimes évoquent des épisodes de haine en ligne provoqués avant tout par la « jalousie/l’envie », le « physique » et la « vengeance ». « Les attaques sont multipliées par mille sur les réseaux sociaux, avec un modèle de l’attention toxique en faveur de contenus sensationnalistes », analyse Catherine Morin-Desailly, sénatrice de Seine-Maritime et membre de la mission d’information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement, mise sur pied au Sénat le 26 mai dernier à l’initiative du groupe Les Indépendants.

Autre problématique intrinsèque au phénomène, l’incompréhension qu’il suscite. Selon la même étude, 15 % des élèves interrogés considèrent que « liker » un commentaire insultant ne relève pas du cyberharcèlement. « Ce n’est pas qu’un problème de jeunes. C’est un souci par rapport au fait que sur les réseaux sociaux, politiques, journalistes, se permettent de harceler en totale impunité devant tout le monde, dont les jeunes, qui au final se permettent à leur tour de harceler. Cela crée un climat délétère sur ces plateformes », juge Stéphanie de Vanssay, elle-même cyberharcelée et autrice de l’ouvrage Manuel de défense contre le harcèlement en ligne.

Un arsenal législatif déjà présent, difficile à mettre en place

Son cyberharceleur a été relaxé lors du procès qu’elle lui a intenté pour appel au viol en 2016. Elle estime néanmoins « qu’au niveau de la loi, on a tout ce qu’il faut, mais ce qui manque, ce sont les moyens pour que la justice soit rapide et le parcours du combattant que les victimes doivent entreprendre ». Elle évoque « la très utile loi de 2018, qui dit que même s’il s’agit d’un seul message, dans la mesure où il s’inscrit dans un phénomène de groupe, il est considéré comme du cyberharcèlement ».

Même analyse livrée par Catherine Morin-Desailly. « Concernant le monde réel, le monde législatif, on a un arsenal important, la difficulté, c’est d’appliquer au monde numérique cette législation ». Le législateur n’est en effet pas resté inactif face à la montée du phénomène ces dernières années.

Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice LR du Val-d’Oise, était présente ce matin à la deuxième audition menée par la mission d’information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement. Elle estime que « oui, il y a des outils législatifs. On n’est pas obligé d’apporter une lourdeur à la législation. Mais malheureusement, ils sont très peu utilisés, c’est un peu le problème de notre pays ».

Cyberharcèlement : "il y a des outils, mais très peu utilisés" regrette Jacqueline Eustache-Brinio
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La loi de 1881 sur la liberté de la presse et la liberté d’expression réprime la diffamation et l’injure. Avec des amendes pouvant s’élever jusqu’à 12 000 euros pour diffamation publique et un an de prison et 45 000 € d’amende si les caractères racistes, antisémites ou sexistes sont établis. Dès 2004, la loi baptisée « confiance dans l’économie numérique » a permis, elle, à toute personne victime de propos haineux, de demander au juge l’identification de la personne. Et plus récemment, le Sénat a adopté en avril « l’amendement Samuel Paty », qui sanctionne la mise en danger d’autrui par la diffusion d’informations personnelles.

Stéphanie de Vanssay pointe cependant plusieurs faiblesses d’application dans les dispositifs déjà prévus. « Déjà, si on ne se constitue pas partie civile, au bout de trois mois, l’insulte ou la diffamation sur les réseaux sociaux, c’est prescrit. Pour le cyberharcèlement, c’est six ans ». L’effacement des contenus, bien souvent opéré par les cyberharceleurs, pose aussi question. « On devrait pouvoir récupérer les tweets effacés. Dans ma menace de viol, l’auteur des faits a tout de suite effacé. J’ai dû faire appel à un huissier, pour prouver que le tweet avait bien été publié. L’huissier est nécessaire, une capture d’écran ne suffit pas, mais cela coûte cher et bien des gens ne sont pas au courant qu’il faut entreprendre ces démarches ».

Autre difficulté, la non-responsabilité des hébergeurs. « Ces réseaux sociaux sont portés par des hébergeurs qui se dégagent de toute responsabilité, ils ne sont redevables de rien » regrette Catherine Morin-Desailly, avant de nuancer « qu’on ne peut cependant pas rendre les hébergeurs totalement responsables des harceleurs présents, mais sur Twitter, il n’y a pas d’obligation d’identification. Et sous couvert d’anonymat, les utilisateurs se permettent tout. Les réseaux sociaux sont les corbeaux du 21ème siècle », croit-elle.

La difficulté de légiférer sur certains points

Mais pour l’instant, les initiatives législatives qui ont tenté de responsabiliser les hébergeurs pour le contenu posté sur leur plateforme n’ont pas abouti. Comme l’illustre le destin qu’a connu la loi Avia. Portée par la députée LREM du même nom, la proposition de loi entendait obliger les plateformes à « retirer ou rendre inaccessibles » en 24 heures « des contenus manifestement illicites en raison de leur caractère haineux ou sexuel ». Mais en juin 2020, le Conseil constitutionnel avait largement retoqué l’initiative, estimant que « le législateur a porté à la liberté d’expression et de communication une atteinte qui n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi ».

Le Sénat, lors de l’examen de la loi, avait d’ailleurs supprimé la création du nouveau délit de non-retrait qu’elle aurait créé, jugeant l’initiative juridiquement fragile et pouvant engendrer, de par le délai d’étude particulièrement court, une « surcensure » des réseaux sociaux, qui pour éviter tous problèmes juridiques auraient massivement supprimé de leur plateforme chaque contenu pouvant poser problème, menaçant in fine la liberté d’expression.

Un équilibre entre respect des libertés publiques et protection contre le cyberharcèlement qui s’avère donc difficile à trouver. Une situation que regrette Stéphanie de Vanssay. « Les réseaux sociaux ont ouvert de formidables espaces de liberté, c’est une excellente chose. Il est nécessaire de trouver cet équilibre ».

Vers la création d’un tribunal numérique ?

Quel chemin emprunter donc, pour lutter plus efficacement contre le cyberharcèlement ? En novembre 2020, Claude Malhuret, sénateur Les Indépendants avait organisé au Sénat un débat intitulé « contenus haineux sur internet : en ligne ou hors ligne, la loi doit être la même », lors duquel il avait estimé « urgent de se donner des lois enfin efficaces contre la haine en ligne. […] Comment comprendre que l’on n’impose pas aux plateformes ce qu’on impose à la presse depuis 1881 ? ».

Face à lui, Cédric O, secrétaire d’État au numérique, avait annoncé que le sujet devait avant tout être combattu à l’échelle européenne, le « bon niveau de la régulation ». Catherine Morin-Desailly a d’ailleurs été nommée rapporteure en tant que membre de la commission des Affaires européennes pour l’application du Digital Service Act européen (DSA) en France, qui impose aux plateformes une obligation de modération des contenus. « Nous sommes en train de regarder si cet acte, qui vise à une régulation des plateformes, permettra de régler certains problèmes de fonctionnement ».

En attendant, la sénatrice de Seine-Maritime souhaite lever l’anonymat sur les réseaux sociaux. « Chacun doit y être à visage découvert, et si ce n’est pas possible sur les plateformes existantes, on peut imaginer la mise en place de nouvelles plateformes vertueuses, où le code d’accès soit la levée de l’anonymat, avec une charte à signer ». Elle demande également la mise en place « d’un parquet numérique, sensible à l’appréciation du fonctionnement des réseaux ».

En janvier, un Pôle national de lutte contre la haine en ligne a bien été mis en place au tribunal judiciaire de Paris, avec en son sein six magistrats. Pour redonner aux réseaux sociaux leur fonction première, c’est-à-dire permettre l’échange libre du plus grand nombre dans le respect d’autrui. Bien qu’encore victime de vagues de cyberharcèlement, Stéphanie de Vanssay n’a pas abandonné cette mission première. « On ne peut pas renoncer à cet idéal démocratique ».

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