Liberté d’expression, ce que les réseaux sociaux et la libération de la parole ont changé, pour Monique Canto-Sperber

Liberté d’expression, ce que les réseaux sociaux et la libération de la parole ont changé, pour Monique Canto-Sperber

À l’occasion de la parution de son ouvrage « Sauver la liberté d’expression » aux éditions Albin Michel, Guillaume Erner reçoit cette semaine la philosophe Monique Canto-Sperber pour discuter de cette notion très largement mobilisée dans le champ public actuel.  
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Par Nils Buchsbaum

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On dit souvent que nous vivons à l’ère du néolibéralisme. Depuis le XIXe siècle une pensée politique et philosophique a émergé : le libéralisme. John Stuart Mill est l’un de ses précurseurs et sa pensée continue à influencer certains de nos contemporains.
Une pensée déployée dans son ouvrage « De la Liberté » et qui sert d’exorde aux développements de Monique Canto-Sperber sur la liberté d’expression.
Elle explique : « Tout défenseur de la liberté d’expression souhaite une chose, que le débat soit aussi riche que possible, qu’il y ait le plus d’opinions possibles en circulation et qu’il y ait une véritable confrontation avec la conviction ».  « C’est cela le credo libéral » déclare-t-elle.
Partant de ce principe, les libéraux conçoivent que « si le débat est honnête, les opinions fausses, aberrantes, abjectes, seront progressivement éliminées, tout le monde n’est pas obligé de partager cette idée mais la valeur de la liberté d’expression est appuyée sur cela ».

Mais pourquoi, depuis plusieurs années le concept de liberté d’expression semble revenir en force dans une multitude de débats et de polémiques ?
Monique Canto-Sperber livre d’abord son regard sur les circonstances qui produisent ces discussions : « Nous sommes aujourd’hui dans des sociétés multiculturelles, beaucoup plus qu’elles ne l’étaient autrefois et avec un souci de faire entendre la voix des minorités qui les compose, et qui demande de la reconnaissance. S’ajoute à cela le fait que notre époque est marquée par l’égalité en marche, c’est-à-dire que les droits des femmes, les droits des minorités sexuelles ont de plus en plus la possibilité de s’exprimer et de revendiquer une véritable reconnaissance.


« Les normes de l’acceptable, de ce qui est tolérable dans la parole publique ont changé »

Mais pour la philosophe, le fond de la question est qu’il y a un problème de concept avec la liberté d’expression : « Ces circonstances particulières, ajoutée à l’importance des réseaux sociaux, au fait que tout le monde peut prendre la parole publiquement, se faire entendre, tout cela a facilité la mise en évidence du problème de fond de la liberté d’expression. Comment quelque chose qu’on considère comme ayant une valeur morale intrinsèque, c’est-à-dire la liberté, le droit de parler, peut être limité dans certaines circonstances, comment justifier ces limites, c’est cette question-là qui n’était déjà pas véritablement traitée et qui devient désormais instable, difficile à gérer ».

Deux nouveautés apparues récemment donc, selon Monique Canto-Sperber, « les normes de l’acceptable, de ce qui est tolérable dans la parole publique ont changé », en témoigne l’indignation qu’a produite l’exhumation d’images d’un jeu télévisé de 1995 dans lequel les personnes présentes sur le plateau font, sous couvert d’humour, des remarques sexistes et racistes à l’arrivée d’une présentatrice noire. Se mêlent à cela les nouveaux moyens d’expression et de conservation numériques : avec les réseaux sociaux, rien ne s’efface et chacun peut intervenir et livrer son avis.
« La situation de la parole publique est aujourd’hui caractérisée par deux phénomènes contraires, d’un côté la revendication du droit de tout dire, c’est ce qu’on appelle la parole libérée ou sans tabou, d’un autre côté des phénomènes d’activisme militant qui dénoncent des propos qui ne plaisent pas », résume l’invitée de Guillaume Erner.
 

« Ceux qui disent « on ne peut plus rien dire » n’arrivent pas ensuite avec des arguments dans un débat »

Mais selon Monique Canto-Sperber la liberté d’expression doit être défendue car « sa vertu est de garantir le maximum d’opinions en circulation, c’est-à-dire le plus grand enrichissement de débat ». Elle avertit cependant : « Ceux qui disent « on ne peut plus rien dire », en général se contentent de le dire et n’arrivent pas ensuite avec des arguments dans un débat, ils n’aident pas à l’amélioration de l’intelligence collective, ils envoient un signal de reconnaissance à leurs affidés ».

Elle s’appuie toujours sur John Stuart Mill qui préconisait de ne se servir que d’un seul critère pour limiter la liberté d’expression, « le tort objectif fait à autrui. Tout le reste doit être accepté même si c’est désagréable. Ce qui importe ce sont les circonstances dans lesquelles la parole est professée. L’intérêt de l’opinion c’est d’accepter l’objection, Les opinions les plus abjectes ont quand même une vertu c’est de nous maintenir éveillé et de rester aux aguets », conclut la philosophe Monique Canto-Sperber.

Retrouvez l’intégralité de l’émission en replay ici.

« Sauver la liberté d’expression » - Monique Canto-Sperber - Editions Albin Michel

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