[Série de l’été] « meilleurs alliés » : « de Gaulle et Churchill sont les deux visages d’une même conception de l’Histoire » pour l’historienne Frédérique Neau-Dufour

[Série de l’été] « meilleurs alliés » : « de Gaulle et Churchill sont les deux visages d’une même conception de l’Histoire » pour l’historienne Frédérique Neau-Dufour

A la veille du débarquement allié en Normandie, entre le 3 juin et 6 juin 1944, Charles de Gaulle quitte Alger pour Londres où il est « convoqué ». S’ouvre avec le premier ministre anglais Winston Churchill un bras de fer. Américains et Anglais veulent forcer le tout nouveau chef du gouvernement à se ranger derrière eux. Ce que refuse de Gaulle. Une passe d’arme décrite par Hervé Bentégeat, dans la pièce « meilleurs alliés » et qui offre le spectateur à un face-à-face tempétueux entre deux figures historiques. Une pièce qui prend quelques libertés avec la chronologie historique, mais pas avec la vérité pour l’historienne Frédérique Neau-Dufour.
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Comment le théâtre peut-il relater l’histoire, comment la fiction permet-elle d’accéder à la réalité historique ? Frédérique Neau-Dufour, historienne et spécialiste de De Gaulle a vu la pièce : les « meilleurs alliés » et pour publicsenat.fr elle livre son regard critique du dialogue entre Churchill et le général de Gaulle, largement fictif et pourtant très proche de la réalité historique. Interview.

Cette discussion entre les deux hommes, et dont va dépendre le destin de la France libérée, a-t-elle vraiment existé ?

Frédérique Neau-Dufour : En fait, c’est une en grande partie une réécriture théâtrale, bien que chaque mot dans cette pièce soit exact, a été prononcé ou aurait pu être prononcé. Mais ce que je veux dire, c’est que pour les besoins de l’écriture théâtrale leur dialogue est un condensé de tout ce qui s’est passé dans la relation de « de Gaulle-Churchill » de 1940 à 1944. L’auteur a créé une unité de lieu, unité de temps, mais qui est factice.

Cet entretien n’a jamais eu lieu, tel quel dans la réalité et donc dans cette unité de temps et de lieu, il va intégrer des éléments qui viennent parfois de périodes très antérieures. La colère que Churchill exprime à de Gaulle est celle qui lui a exprimé verbalement à plusieurs occasions. En 1942, 43, on a déjà eu des échanges extrêmement violents. N’oublions pas, par exemple qu’en 1943 c’est la période ou les Américains, avec l’aide des Anglais essayent d’imposer Giraud en Afrique du Nord à la place de de Gaulle : donc, à ce moment-là il y a des échanges extrêmement vifs entre les deux hommes. La pièce crée un dialogue artificiel mais qui encore une fois, à mon avis, est précieux parce qu’il est exact sur la nature du rapport de force entre eux, et qu’il dit la vérité en la condensant.

 

Ces quelques jours de tensions extrêmes, où un de Gaulle affaibli entend bien contrer l’ingérence des alliés dans les affaires de la France, est une période documentée ? Ou c’est un moment de l’histoire finalement assez mal connu ?

Frédérique Neau-Dufour : Ah non, c’est une période assez bien connue. Il y a énormément de témoignages, il y a des archives, il y a les mémoires du général de Gaulle, ses lettres, ses « notes et carnets ». Il y a aussi les mémoires de Churchill. Donc on est quand même doté de plusieurs points d’entrée pour comprendre ce qui s’est passé pendant ces jours cruciaux pour l’histoire.

De Gaulle arrive à Londres le 3 juin, comme chef du tout nouveau gouvernement provisoire de la France qui a remplacé le comité français de la libération national, la veille. Vous voyez la chronologie est toujours importante à préciser. Mais même s’il est à la tête du gouvernement provisoire depuis le 3 juin 1944, il arrive dans une position de faiblesse. On est comme dans un drame antique. Il y a vraiment une chronologie très resserrée.

Pourquoi une situation de faiblesse ?

Frédérique Neau-Dufour : Il est dans une position de faiblesse, tout simplement parce qu’une partie de l’histoire est en train de s’écrire sans lui et ce qui est plus grave, c’est que c’est une partie de l’histoire française. Au début de cette séquence il est à la traîne des alliés et il va avoir quelques jours pour essayer d’inverser la donne.

Vous disiez qu’on a beaucoup de détails, sur ces journées-là, est-ce que les documents historiques dont on dispose font aussi état des dialogues, des mots, de la tension entre les deux hommes ?

Frédérique Neau-Dufour : Oui, il y a des témoignages qu’il faudrait relire. Moi, je n’ai pas relu là, donc je ne vais pas être très précise mais dans les mémoires de Churchill il y a des choses, dans les mémoires, d’Anthony Eden également. (Ministre des affaires étrangères britannique à l’époque). On sait qu’il y a eu des échanges extrêmement musclés. Il y a aussi les travaux de l’historien François Kersaudy qui a publié plusieurs livres sur la relation entre de Gaulle et Churchill, grâce auxquels on aperçoit cette forme de violence.

Une fois Roosevelt a surnommé de Gaulle, pas devant lui mais devant d’autres personnes, la « diva ». Frédérique Neau-Dufour

De Gaulle lui-même la relate, un petit peu, à mots couverts, le 5 juin dans un télégramme qu’il adresse à ses ministres, le lendemain de cet entretien où il explique bien que le gouvernement britannique voudrait exiger de lui certaines choses que lui refuse très clairement. Il le dit dans son télégramme : « Je refuse, car nous ne pouvons admettre la supervision américaine dans nos propres affaires, ni dans nos arrangements éventuels avec l’Angleterre ». Même si ça reste du langage diplomatique, le ton est extrêmement ferme.

Dans la pièce Churchill dénonce l’arrogance, de l’intransigeance, de de Gaulle, à l’inverse le Général déplore les décisions du premier ministre britannique prises à l’emporte-pièce. Des relations entre alliés pour le moins dissonantes. Est-ce que c’est la réalité de la relation entre les deux hommes ou ça c’est plutôt de l’ordre de la réécriture théâtrale pour lui donner une dimension dramatique ? Par exemple la pièce on entend Churchill parler des Français comme « des ennemis éternels de l’Angleterre », il y a une vérité historique ?

Frédérique Neau-Dufour : Ce n’est pas faux, il y a eu des mots très durs. Dans la pièce Churchill parle de de Gaulle comme la Prima Donna. Et c’est vrai que c’était ça. D’ailleurs une fois Roosevelt a surnommé de Gaulle, pas devant lui mais devant d’autres personnes, la « diva ». Voilà donc, ce sont des choses qui ont été dites à un moment donné. Moi, franchement, je n’ai rien vu d’inventé dans le vocabulaire qui est employé et rien qui m’a paru outrancier par rapport à une réalité historique. Sauf que là, il y a un effet de loupe, c’est-à-dire qu’on se retrouve avec tout en 1 h 30 temps et en plus avec l’impression que tout se joue en un dialogue bref entre les deux hommes donc ça donne une image déformée. Mais ce qu’il y a à l’intérieur de cette image déformée, être exact.
 

Même fragilisé, de Gaulle va réussir à inverser le cours de l’histoire. Finalement il force les alliés à lui laisser sa place, toute sa place, et que la France échappe à une sorte de « protectorat américain » ?

Frédérique Neau-Dufour : En fait, c’est assez paradoxal parce que du point de vue français et du général de Gaulle, l’œuvre qui a été accomplie est considérable. C’est-à-dire qu’il a réussi à créer un gouvernement provisoire, il a réussi à apparaître bon gré mal gré même comme légitime aux yeux des alliés. Il a réussi à créer une armée qui est non seulement l’armée de la France libre de 40, mais une armée qui englobe l’armée, anciennement vichyste d’Afrique du Nord. Un amalgame qui fait que c’est une armée quand même importante, de plusieurs centaines de milliers d’hommes. Cette armée, il faut le rappeler aussi au moment même où se tient ce dialogue entre Churchill et de Gaulle, elle est en train de remporter de très belles victoires en Italie puisque le 4 juin 1944, les troupes alliées du front d’Italie entrent dans Rome et parmi elles, il y a les troupes françaises du général Juin. Donc on ne peut pas dire que la France est inexistante et surtout, la prouesse de de Gaulle va être, comme il l’est dit d’ailleurs très bien dans la pièce ; ça va être à partir de cette réalité incontestable, de faire croire qu’elle est suffisante pour inscrire la France au rang des vainqueurs. Et en cela, il va complètement triompher.

La pièce met aussi en lumière deux caractères très opposés, la droiture du français, et la bonhomie de l’anglais l’auteur a vu juste ?

Frédérique Neau-Dufour : Ah moi j’ai trouvé que c’était très réussi et très juste sur le plan des caractères précisément. J’ai trouvé, même si je connais moins Churchill, que cela correspondait au côté extrêmement fantasque et extrêmement outrancier du personnage. Et j’ai trouvé de Gaulle très exact dans ce côté très corseté avec une rectitude permanente.

Il y a toujours chez de Gaulle cette alternance entre un caractère, on dirait, presque désabusé et son romantisme. De Gaulle c’est l’homme des sursauts. A un moment donné l’auteur fait dire une phrase que de Gaulle a réellement prononcée, et même écrite dans ces notes qui est : « Rien ne vaut rien » Cela correspond à des épisodes de sa vie où il est en pleine déprime et l’instant d’après il redevient cet homme lyrique quand il lit par exemple son discours devant Pierre Viénot (ambassadeur de France au Royaume-Uni), et qu’il dit « on va gagner, c’est évident, on sera à la table des vainqueurs » !

On approche parfois plus de la vérité à travers une fiction qu’en lisant des archives et des archives. Frédérique Neau-Dufour

Finalement, en dehors de leurs différences extérieures, je pense que ce sont deux hommes qui se ressemblent énormément, qui sont comme les peut-être les deux visages de la même conception de la chose publique, de l’histoire, de la légende, de ce qu’est « un grand homme ». Je me demande même dans quelle mesure ils n’ont pas joué réciproquement la comédie. On est dans une pièce de théâtre, mais je me demande si, dans l’histoire, ils n’avaient pas quand même conscience de jouer un peu la comédie à l’autre ?
Au fond, ils étaient plus proches que ce qu’on peut en comprendre en voyant la nature de ces échanges. On les sent finalement extrêmement complices dans leur dispute. L’un et l’autre se connaissent sur le bout des doigts parce qu’ils incarnent chacun leur pays et donc ils ne sont plus des individus, ils sont les représentants et l’incarnation de ces pays.

C’est très bien que la pièce se termine par la remise de la croix de la libération à Churchill par le général de Gaulle. C’est un geste extrêmement important. En tout cas, j’ai vraiment adoré la pièce, elle m’a beaucoup plu et j’ai bien ri ! J’ai trouvé ça extrêmement enlevé, pas du tout ennuyeux. Ils se sont vraiment très bien débrouillés et les deux acteurs sont absolument géniaux. Comme quoi on approche parfois plus de la vérité à travers une fiction qu’en lisant des archives et des archives.

Retrouvez l’intégralité de la pièce sur notre espace replay

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