« La profession est en état de sidération » soupire Jacques Chanut, président de la Fédération française du bâtiment. « 80 à 90% des chantiers sont à l'arrêt », estime-t-on du côté de la Fédération nationale des travaux publics. Et pourtant les acteurs du secteur s’interrogent : le BTP doit-il continuer le travail en pleine crise du Covid-19 ?
Si la question est posée, c’est en partie à cause des atermoiements du gouvernement. « Après les annonces très alarmistes du Président de la République lundi dernier (le 16 mars, ndlr), ce sont des dizaines de milliers de chantiers qui ont été stoppés sur tout le territoire » explique Denis Dessus, président du Conseil national de l'ordre des architectes. Avant que deux jours plus tard, Muriel Pénicaud ne reproche aux entreprises qui ont cessé le travail leur « défaitisme ». « On n'a pas compris les attaques ! » s'indigne Jacques Chanut. « On est des gens responsables. Ce qui est étonnant, c’est que le gouvernement appelle à la reprise du travail sans nouvelles mesures de sécurité ». Pour Denis Dessus, « l'exécutif a réalisé ce qu’allait lui coûter de mettre 2 millions d’actifs au chômage technique ». Un revirement qui laisse en tout cas « la responsabilité aux chefs d’entreprise de dire s'il faut aller au boulot ou pas », regrette de son côté Olivier Poisson, patron de Dron Location, un loueur d’équipements de chantier qui compte dix agences et une cinquantaine de salariés. Lui a choisi, pour l’instant, de poursuivre le travail.
Faut-il un « guide des bonnes pratiques » ?
Samedi, exécutif et organisations professionnelles semblaient avoir trouvé un terrain d'entente afin « de renforcer, dans les tout prochains jours, la continuité de l’activité du secteur et la poursuite des chantiers » selon le communiqué du Ministère de travail. C'est donc à l'OPPBTP, un organisme paritaire de prévention des risques, qu’il revient de rédiger un « guide des bonnes pratiques ». « Ce n'est pas son rôle ! » réagi Frédéric Mau, de la CGT - Construction, Bois et Ameublement. Sans avis de la sphère médicale, « ce guide des bonnes pratiques ne peut pas être sanctuarisé ». Car sur les chantiers, « les gestes barrières sont inapplicables » poursuit le syndicaliste. « L'ADN de nos métiers c'est le travail en équipe. Sur le prêt d'outils, le port de charges lourdes... Les abris de chantiers sont souvent petits. Comment on fait ? Il y en a un qui mange dedans et le reste mange dehors ? »
Pour Jacques Chanut, « l’objectif n’est pas de reprendre les chantiers à tout prix ». « Mais que ceux qui le veulent, ou le peuvent, puissent reprendre dans des conditions de sécurité optimum » tempère le président de la Fédération du bâtiment. Comment ? Par exemple « en organisant le travail comme on le fait sur l’amiante, avec les contraintes des chantiers à contamination » suggère Denis Dessus. A l’unisson de Frédéric Mau de la CGT, le président du Conseil de l’ordre des architectes en appelle à ne poursuivre « que ce qui relève de l’intérêt général, comme répondre aux besoins des bâtiments publics ou des particuliers qui subissent un sinistre » et à cesser toute activité non essentielle. Et il met en garde : « Les architectes, en qualité de maître d’œuvre, ont pouvoir pour s’opposer à la reprise d’un chantier et ils vont l'exercer ! » Même si cesser l’activité « est un déchirement. Nous avons 20 000 entreprises en France, qui souvent dégagent de faibles marges et ont peu de trésorerie ».
Olivier Poisson a quant à lui déjà fait des projections : le chiffre d’affaires de son entreprise de location de matériel « devrait chuter de 25% en mars et s’écrouler de 60 à 70% en avril ». Il reconnaît toutefois que « les banques jouent le jeu », lui permettant de décaler de 6 mois le paiement des traites de ses crédits afin de soulager sa trésorerie. « Le but sera de relancer l'activité au 2e semestre et de rattraper un peu le retard ». « Pour le moment le sujet est sanitaire » tranche Jacques Chanut. « Les histoires de fric, d’assurance, viendront ». D’ailleurs « il ne faut pas croire que les chantiers vont redémarrer comme ça » conclut-il. Même après la crise, « il va falloir être prudent pendant des semaines, si ce n’est des mois ».