Thierry Vedel : « Les outils numériques ne peuvent pas à eux seuls effacer la défiance des citoyens envers leurs élus »

Thierry Vedel : « Les outils numériques ne peuvent pas à eux seuls effacer la défiance des citoyens envers leurs élus »

Nouvel épisode de notre série estivale « La politique à l’heure du numérique » : les outils au service de la démocratie. Réseaux sociaux, consultations citoyennes, droit de pétitions, référendums d’initiatives partagées… Les élus et les citoyens disposent d’outils toujours plus nombreux pour tenter de renouer le contact et d’animer ensemble la chose publique. Sur le papier seulement ? C’est ce que pense Thierry Vedel. Pour ce chercheur au CNRS et membre du centre de recherche politique, le Cevipof, « les outils numériques et de démocratie participative ne seront pas suffisants pour réconcilier citoyens et élus ». En tout cas pas lors de la prochaine élection présidentielle. Entretien.
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Quand est-ce qu’on a commencé à faire de la politique grâce aux outils numériques ?

Thierry Vedel : Jusqu’en 2001, la politique sur Internet était balbutiante et tendait à répliquer numériquement les formes d’action politiques traditionnelles. A la suite des élections municipales de 2001, diverses villes (Parthenay, Issy-les-Moulineaux, Hérouville Saint Clair, Lyon, Strasbourg), se sont engagées dans des expériences pour améliorer les relations entre élus et citoyens (information, débat, voire consultation). Le vrai changement a eu lieu après l’élection présidentielle de 2007 avec l’émergence des grandes plateformes comme Facebook. Celles-ci ont introduit de l’horizontalité et plus d’interactivité dans un espace public jusque-là très vertical où les élus et politiques s’adressaient aux citoyens sans que ceux-ci puissent vraiment se faire entendre. Même si la télévision reste la source d’information principale, les grandes plateformes numériques ont également commencé à modifier les manières de suivre l’actualité.

Ce sont surtout les jeunes qui sont aujourd’hui les plus connectés sur les réseaux sociaux, et pourtant ils font partie des catégories de population qui votent le moins aujourd’hui en France… N’y a-t-il pas là un paradoxe ?

Vous avez raison : les jeunes sont de gros consommateurs des réseaux sociaux et de l’internet mais ils s’intéressent peu à la politique. Par contraste, leurs aînés utilisent moins l’internet mais sont plus concernés par la chose publique. L’intérêt pour la politique est lié à l’âge. C’est un phénomène qu’on observe depuis longtemps. Quand on a 18 ou 25 ans, on est souvent absorbé par de multiples activités (études, loisirs, voyages, etc.) qui détournent de la politique, du moins institutionnelle. Les choses changent lorsqu’on entre dans la vie professionnelle et lorsqu’on commence à construire une famille. On s’intéresse alors davantage aux politiques que mènent les élus. Ceci explique pourquoi les jeunes sont assez peu présentes dans l’espace politique numérique. Et cette situation devrait même s’accentuer avec le départ en retraite des babys boomers qui, à mon avis, vont peser de plus en plus dans l’internet politique du fait de leur intérêt plus fort pour la politique, de leur familiarité avec les outils numériques et surtout du temps libre, un élément essentiel dans la propension à participer à la vie publique.

Cette démocratie participative qu’on observe avec la tenue de consultations citoyennes, de pétitions ou encore de budgets participatifs, améliore-t-elle vraiment les relations entre élus et citoyens ?

Il existe deux modèles de démocratie : la démocratie représentative, dominante dans la plupart des pays occidentaux, et la démocratie participative. La démocratie participative cherche à impliquer les citoyens non seulement dans les élections mais aussi dans les processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques. Il ne s’agit plus seulement d’élire des représentants mais d’être associés à leurs activités, voire de contrôler celles-ci (principe du mandat révocable). L’idéal d’une démocratie participative est séduisant et sans doute plus satisfaisant sur un plan qualitatif, par exemple en permettant aux citoyens d’être consultés sur des programmes d’action et de contribuer à leur amélioration. Cependant, les expériences de démocratie participative montrent qu’elles n’impliquent qu’une petite minorité de la population. De surcroît pas représentative : ce sont très souvent des militants d’association ou des activistes, des retraités qui ont du temps ou encore des professions intellectuelles qui disposent de davantage de ressources informationnelles. D’une certaine façon, nous sommes confrontés à un dilemme et devons choisir soit une démocratie à faible intensité qui concerne le plus grand nombre (rappelons que 80 % des électeurs votent lors de l’élection présidentielle), soit une démocratie à haute intensité qui n’implique qu’un petit nombre de citoyens.

Le Sénat a décidé de renforcer davantage le droit de pétition, en permettant aux pétitions citoyennes atteignant 100 000 signatures en six mois de se voir la possibilité de saisir la haute assemblée d’une demande d’inscription à l’ordre du jour d’un texte de loi… C’est une bonne chose ?

Le Sénat s’intéresse depuis longtemps aux apports des outils numériques et est d’ailleurs parfois plus en avance que l’Assemblée nationale. L’Union européenne a également instauré un droit de pétition. Le droit de pétition est une forme très ancienne de l’implication des citoyens dans la vie publique et existait même sous la monarchie. Mais là encore, on bute sur le double problème du nombre et de la représentativité. On le voit bien avec le référendum d’initiative partagée. Il faut atteindre 10 % du corps électoral, ce qui semble très difficile même si la proposition est soutenue par des forces politiques importantes (exemple de l’échec de la proposition sur l’ADP qui n’a obtenu qu’un peu plus d’un million de signatures).

Comment expliquez-vous que la démocratie participative soit rejetée par une grande partie des citoyens finalement ?

Depuis les Lumières, de nombreux philosophes politiques ont souligné les mérites de la démocratie représentative. Il y a d’abord un avantage pratique (il est plus simple et moins coûteux de voter tous les 5 ans que de participer en permanence à la gestion publique). La démocratie représentative permet de choisir ceux et celles qui sont les plus compétents pour gouverner un pays. Cependant, la démocratie représentative conduit à des assemblées qui ne reflètent pas la diversité de la population, où sont surreprésentés les hommes, les seniors et certaines professions (avocats, cadres supérieurs, fonctionnaires). Plus fondamentalement, nous sommes depuis une vingtaine d’années dans une phase de défiance très forte à l’égard des politiques. Celle-ci est sans doute liée à la montée de l’individualisme et au déclin des corps intermédiaires (partis, syndicats). Dans un monde de plus en plus complexe, dans des sociétés plus urbanisées et éclatées, les liens sociaux se sont délités et nous avons perdu le goût du collectif. Il me semble que nous visons dans une démocratie essentiellement expressive, où il n’a jamais été aussi facile de diffuser nos opinions personnelles. Mais si la démocratie passe par l’expression et l’échange d’opinions, elle n’est pas que cela. Elle exige également que nous dépassions nos opinions pour construire une raison commune.

Est-ce que les citoyens se réintéressent quand même davantage à la politique à l’approche de scrutins électoraux, et notamment d’une élection présidentielle ?

Election ou pas, je crois que nous sommes entrés dans une ère où les espaces de discussion sont très fragmentés. Sur les réseaux sociaux, les gens ne dialoguent pas véritablement. Ils échangent des invectives sans forcément débattre du fond et sans forcément faire l’effort de se confronter aux points de vue contraires et surtout d’essayer de les comprendre. Depuis les débuts de l’internet, de nombreuses études ont souligné des phénomènes d’homophilie politique. Nous échangeons essentiellement avec des personnes qui pensent comme nous. Les algorithmes des plateformes renforcent cette tendance et créent ce qu’on appelle des bulles de filtre en nous exposant principalement aux contributions ou posts d’internautes aux intérêts et opinions similaires des nôtres. On l’a bien constaté lors de l’élection présidentielle de 2016 aux Etats-Unis : les démocrates vivaient dans leur monde et n’ont que tardivement perçu la montée du trumpisme.

En parlant toujours de présidentielle, pensez-vous que celle de 2022 en France se jouera sur le numérique, et en particulier via les réseaux sociaux ?

Même s’ils vont forcément jouer un rôle, les réseaux sociaux ne seront pas à mon avis décisifs dans la formation des votes. Certes, on peut s’inquiéter des fake news qui circulent plus facilement grâce à l’internet. Mais, comme le montrent certaines études, les fake news ne touchent qu’une minorité d’internautes. Les fausses nouvelles sont surtout consommées et diffusées par ceux qui veulent y croire. Contrairement à ce que l’on peut penser, nous ne croyons pas systématiquement ce que nous voyons ; nous voyons plutôt ce que nous croyons. Lorsque nous nous informons, nous cherchons le plus souvent à conforter nos opinions ou nos convictions préalables (c’est ce qu’on appelle le biais de confirmation). Les antivax étaient déjà contre les vaccins avant le covid. Cela dit, il est vrai que les réseaux sociaux facilitent la tâche des complotistes en tout genre en leur permettant de trouver et de répandre plus facilement et plus rapidement leurs théories ou croyances.

Comment les hommes politiques et notamment les candidats ou futurs candidats peuvent malgré tout utiliser le numérique pour faire passer au maximum leurs idées et améliorer leurs relations avec les électeurs ?

Lors d’une campagne électorale, l’enjeu essentiel est de mobiliser ses sympathisants, notamment en leur adressant des messages qui correspondent à leurs attentes. Il faut donc cibler et personnaliser la communication électorale. Aux Etats-Unis, les candidats utilisent de gigantesques bases de données pour identifier leurs sympathisants en fonction de leurs pratiques sociales : leurs achats, leurs loisirs, la musique qu’ils écoutent, etc. En France, les candidats sont beaucoup plus limités puisque les données personnelles relatives aux opinions politiques, religieuses, philosophiques ou aux préférences sexuelles sont considérées comme des données sensibles. En pratique, la loi informatique et liberté interdit aux candidats de mener des campagnes ciblées et personnalisées. En France on est très loin des pratiques de canvassing qui existent par exemple en Grande-Bretagne où les candidats identifient en faisant du porte à porte leurs sympathisants pour pouvoir les mobiliser le jour de l’élection. Les réseaux sociaux restent cependant un canal de diffusion utile pour toucher certaines catégories d’électeurs, notamment les jeunes. Mais cela ne veut pas nécessairement dire que ceux-ci seront réceptifs.

On vous sent très perplexe sur le rôle des réseaux sociaux et de la démocratie participative dans son ensemble pour améliorer les relations entre élus et citoyens…

Oui, ce ne sont pas les outils numériques qui vont réconcilier les gens avec la politique. Ceux-ci ne sont que des instruments qui peuvent certes faciliter les relations entre élus et citoyens, nous aider dans certaines tâches (information, coordination, communication). La crise de défiance à l’égard du politique est plus complexe. Depuis son origine, la démocratie bute sur des difficultés structurelles. Qu’est-ce qu’un bon citoyen ou une bonne citoyenne ? L’idéal d’une citoyenneté active, où chacun a à cœur de s’informer, de discuter et de s’impliquer ne correspond pas à la réalité. On le constate même dans des espaces aussi restreints qu’une copropriété qui sont en principe des systèmes de démocratie directe. Autre difficulté : la démocratie ne se réduit pas au débat mais exige de construire un consensus. A l’heure des réseaux sociaux, nous donnons une importance exagérée à la fonction expressive mais nous oublions la fonction délibérative.

Propos recueillis par Antoine Comte

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