Comment avez-vous rencontré le docteur Mukwege ?
Je voulais rendre hommage à un Africain d’exception. C’était vraiment l’idée. Pour moi c’est un Mandela ou un Martin Luther King de la cause congolaise. Un homme charismatique, menacé dans sa vie puisqu’il a dénoncé le viol comme arme de guerre et les groupes responsables de ces crimes. L’Afrique a besoin de modèle, le monde a besoin de modèle et je ne voulais pas passer à côté d’un destin comme celui-là. J’avais filmé le destin machiavélien et grandiose du président Mobutu dans « Mobutu, roi du Zaïre » et là je voulais montrer une autre facette à travers le docteur Mukwege.
Comment s’est passé le tournage ?
Au départ, j’ai dit au docteur Mukwege que je serais le producteur et coauteur du film mais que je le ferais à distance car à l’époque c’était tout à fait inenvisageable que je le réalise moi-même étant interdit au Congo. J’avais été arrêté et expulsé pour le dernier documentaire que j’avais fait. Finalement, j’ai réussi à obtenir un visa et j’ai pu retourner en RDC.
En ce qui concerne le tournage sur place, c’était loin de la capitale. J’avais mes relais comme toujours et ceux du docteur, donc on pouvait se fondre facilement dans le paysage et au fin fond des forêts où parfois les journalistes ne vont pas. Logistiquement c’était dur. On a eu des voitures qui nous ont lâchées tellement on les a usées à essayer d’atteindre des zones extrêmement difficiles. Je me souviens qu’un jour on a dû abandonner la voiture et engager des rebelles pour porter les valises, pour retrouver finalement, sur une piste principale, des véhicules qui ont pu nous convoyer. Globalement, on s’est extrêmement bien intégré à la population. Les gens avaient un réel besoin de parler de ce qu’ils avaient vécu. On les écoutait attentivement. C’était extrêmement fort mais c’était aussi émotionnellement très dur et c’est vrai que j’ai eu personnellement une sorte de trauma lors d’un témoignage, ce qui m’a empêché de travailler pendant 24 heures.
C’était dangereux comme tournage ? Etiez-vous sous protection particulière ?
On n’a pas voulu sauf quand on accompagnait le docteur qui est sous la protection des Nations Unies. Pour nous, cela aurait restreint nos mouvements parce qu’il y a des zones où ceux qui nous protègent ne peuvent pas aller. Et puis cela aurait attiré l’attention et on n’aurait pas pu accéder aux gens aussi facilement.
Votre film parle beaucoup du viol utilisé comme arme de guerre. Qu’est-ce que c’est exactement ? :
Ce sont des viols perpétrés avec une extrême violence où souvent il y a destruction de l’appareil génital de la femme pour l’empêcher de procréer et surtout pour humilier et déstabiliser familles et communautés. Il y a aussi la volonté d’occuper les carrés miniers et se les approprier.
Il y a une chose très importante que je veux montrer dans ce film : c’est voir que ces femmes qui ont vécu les pires humiliations, ont parfois réussi à se reconstruire. Et ça c’est la force de l’Afrique et en particulier de l’Est du Congo. Il y a eu un travail de résilience grâce à une solidarité collective, parce que le docteur Mukwege les a fédérées. Ces femmes, à travers les maisons juridiques, ont réussi à se créer une identité, une personnalité plus forte qu’elles n’auraient eu si elles n’avaient pas connu ça. Jusque-là, en raison de la tradition coutumière et d’un manque de connaissance du droit juridique dans les petits villages, les femmes n’étaient pas respectées. Aujourd’hui elles savent qu’elles ont des droits. La prise de conscience s’est faite à cause de cette tragédie. A l’Est du Congo encore plus qu’ailleurs, ces communautés de femmes sont devenues le lieu même d’un véritable changement, d’une révolution pas seulement politique mais aussi culturelle qui va permettre à l’Afrique de sortir certains de ces démons.
Votre film a été censuré au Congo :
Oui, trois jours avant qu’on le présente. J’avais mon billet d’avion, tout était annoncé. La censure a été levée deux heures avant la présentation du film aux membres du Congrès américain à Washington et deux jours avant celle aux Nations Unies à New-York. Là, il y a eu tout à coup un basculement. Je pense que les autorités congolaises se sont rendu compte que la censure n’était pas tenable. Elles ne s’attendaient pas à ce qu’il y ait une vague d’indignation mondiale. Finalement, le film a été présenté à Kinshasa et dans d’autres villes. De son côté, le docteur Mukwege a organisé une séance dans le plus grand amphithéâtre de Bukavu. Maintenant le film tourne au Congo relativement librement. En interdisant mon film, cela lui a donné une publicité incroyable dans le pays parce que les médias en ont parlé. Même les médias officiels. Cela a aiguisé la curiosité des gens et a permis une diffusion au Congo qu’elle soit pirate ou non. Comme quoi, il ne faut pas toujours jouer avec la censure. Cela peut se retourner contre celui qui en est l’auteur.
En juillet 2014, Joseph Kabila, le président de la République démocratique du Congo, a nommé une conseillère spéciale dans la lutte contre les violences sexuelles. Est-ce qu’il y a aujourd’hui une véritable volonté d’action de la part du gouvernement contre les viols de guerre ?
On peut l’espérer. Mais il y a encore eu des exactions, des viols répertoriés par les Nations Unies le mois dernier. Pour le moment, on ne voit pas beaucoup de changement mais on espère que la justice va se mettre en œuvre. Les responsables des massacres et des viols de masse qui ont été commis pendant les années de guerre, jouissent quand même aujourd’hui de l’impunité. Donc là il y a un vrai travail à faire. Poursuivre en justice non seulement les exécutants mais aussi les commanditaires. Ce qui n’est pas encore gagné. Sur le long terme, on peut l’espérer. En tout cas le film y aide puisqu’il vient de relancer ce débat alors qu’on l’a présenté aux membres du Congrès américain, au Parlement européen et aux Nations Unies. Evidemment cela aura des suites.
Mais qu’est-ce que la communauté internationale peut faire ?
Exiger un tribunal pénal international. Mais on sait que c’est très lourd et très cher à mettre en place. Ou alors, on peut aussi choisir de créer des tribunaux mixtes composés de procureurs qui viendraient d’autres pays. Cela permettrait une justice beaucoup plus transparente qu’elle ne l’est actuellement. C’est une thèse qui est aujourd’hui fort défendue et débattue et dont le film est quand même un peu porteur.
Les Nations Unies ont rendu un rapport de plus de cinq cents pages listant 617 cas graves d’atteinte aux droits de l’homme et aux droits humanitaires commis en RDC. Il a été listé tous les présumés coupables. Mais cette liste n’est pas publique. Et c’est un vrai problème parce que les victimes sont parfois ostracisées publiquement et les Nations Unies couvrent du secret aujourd’hui les présumés coupables pour des raisons de géopolitique, des raisons d’Etat, de peur de déstabiliser ou de se mettre à dos le pays dans lequel ils sont aujourd’hui en mission. Je sais bien que leur travail est un travail de funambule et que c’est très difficile. Mais on a droit de savoir la vérité. Le grand débat est : « est-ce qu’il faut la justice ou la paix ? » Si cela sous-entend que la paix doit être privilégiée, ok. Donc pour faire la paix, il faut faire l’amnistie et pour avoir une paix qui soit garantie on va intégrer les pires criminels dans les organes de l’armée ou de la politique et du pouvoir. Comme ça, il y aura une soi-disant réconciliation. Mais le docteur Mukwege n’y croit pas. Il croit que sans une vraie justice, sans une reconnaissance par les bourreaux des actes qu’ils ont commis, on ne peut pas avoir une vraie paix. Parce que le traumatisme est trop profond. En plus, on est là face à des gens qui ont commis des actes graves et qui continuent de les commettre. Ce sont des situations intenables. Les Nations Unies ayant listés les présumés coupables, on pourrait déjà savoir qui ils sont.
Qui sont les personnes qui veulent que le docteur Mukwege parte en exil ?
Ce sont les gens qui sont responsables de ce qui s’est passé et qui savent que c’est un témoin gênant et que sa présence peut mobiliser des énergies. Des gens du pouvoir, mais pas tous, des gens qui ont des choses à se reprocher et qui aimeraient le voir s’éloigner le plus vite possible du Congo. Car il y a une peur panique que le docteur se lance en politique. Mais comme il le dit lui-même, se lancer en politique dans un pays où l’on a été ostracisé au niveau médiatique, sans avoir les financements, les avions, les médias et les réseaux politiques, c’est « casse-gueule ». Une campagne électorale traditionnelle africaine, c’est l’argent qui coule à flot, c’est devoir maitriser les médias et faire beaucoup de compromis avec certaines tranches de la société. Ce n’est pas son cas. Moi je le verrais très bien comme le président d’une commission « justice et vérité ». Il y excellerait évidemment. Aujourd’hui, il joue déjà un rôle politique par sa parole et son autorité morale. Mais il ne veut pas rentrer dans un jeu politicien.
Il faut dire la vérité, il est sans doute plus connu dans certains pays d’Afrique qu’au Congo où les médias l’ont un peu ostracisé. Il y a des provinces où on ne le connaît pas du tout. Il n’y a pas de journaux, il n’y a presque pas d’électricité, il n’y a pas d’internet ou très peu. La communication, l’information ne passe pas. Aujourd’hui, il est plus connu à New-York, à Paris ou à Bruxelles que dans son propre pays. C’est paradoxal mais c’est une réalité.
Le film dans sa version longue, primé neuf fois, sortira en salle en France le 17 février 2016.