Fast-fashion : « Avec les Galeries Layafette, le géant Shein s’achète une particule »

L’arrivée du géant de l'ultra fast-fashion dans les centres-villes, via un accord avec plusieurs magasins Galeries Lafayette, a déclenché une vive polémique dans le secteur français du prêt-à-porter. En parallèle, le Parlement continue d’attendre la convocation d'une commission mixte paritaire sur la proposition de loi contre les excès de la mode express.
Romain David

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En pleine Fashion Week, c’est une annonce qui n’est pas passée inaperçue, loin de là. Shein, le géant chinois de l’ultra fast-fashion, ou « mode express » en bon français, a choisi la France pour ouvrir ses premiers magasins. La plateforme de commerce en ligne, réputée pour ses vêtements bon marché et largement critiquée pour ses pratiques commerciales, va installer six boutiques physiques dans l’Hexagone à partir du mois de novembre : la première au sein du magasin BHV Marais à Paris, les autres dans les Galeries Lafayette de quatre villes, Reims, Dijon, Angers, Limoges et Grenoble. Cette implantation s’inscrit dans le cadre d’un partenariat avec la Société des Grands Magasins (SGM), une foncière qui exploite depuis 2022 sept magasins « Galeries Lafayette », en marge de la cinquantaine d’établissements toujours détenus par le groupe historique.

Dans un communiqué, Shein fait valoir un « engagement pour revitaliser les centres-villes » et évoque « la création de 200 emplois directs et indirects en France au sein de SGM ». Mais l’annonce a soulevé un véritable tollé dans l’univers du prêt-à-porter.

La Fédération nationale de l’habillement évoque une « décision » alarmante. « Alors que le rôle de ces enseignes devrait être de soutenir la diversité, l’innovation et la responsabilité, elles font le choix d’un modèle qui tire l’ensemble du marché vers le bas et porte atteinte à l’image de nos grands magasins français », écrit Pierre Talamon, le président de la FNH, dans un communiqué. « Ce choix est contraire aux ambitions écologiques et sociales de Paris qui soutient un commerce de proximité responsable et durable », tacle la maire Anne Hidalgo dans un communiqué transmis à la presse, le BHV Marais se trouvant juste en face de l’hôtel de ville dans le 4e arrondissement de Paris.

Le groupe Galeries Layette a fait savoir son « profond désaccord » avec le projet commercial que met en place la SGM avec Shein, allant même jusqu’à estimer que celui-ci était « contraire aux conditions contractuelles d’affiliation » qui lient l’enseigne historique et la foncière. De quoi laisser présager d’un prochain bras de fer entre les deux entités.

Un géant qui renverse le modèle traditionnel

Régulièrement pointé du doigt pour ses pratiques commerciales déloyales, notamment l’utilisation d’une main-d’œuvre bon marché et le non-respect des normes environnementales européennes – allégations que l’entreprise conteste systématiquement –, Shein inonde le marché de milliers de références à des prix défiant toute concurrence, au détriment des acteurs historiques du secteur. « Il faut arrêter de prendre les députés pour ce qu’ils ne sont pas. Il y a des liens entre la croissance exponentielle de l’ultra fast-fashion en France ces dernières années, et l’augmentation visible de la vacance commerciale dans les petites villes et les villes moyennes », a épinglé la députée Renaissance Olivia Grégoire, ancienne ministre chargée des entreprises, lors d’un point presse à l’Assemblée nationale ce jeudi.

Shein a déjà été rattrapé plusieurs fois par les autorités. En juillet la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) lui a infligé une amende de 41 millions d’euros pour des pratiques commerciales trompeuses. Début septembre, c’est la Cnil qui l’a sanctionné d’une amende de 150 millions d’euros pour des manquements graves sur la protection des données personnelles. Pourtant, le géant s’était offert en décembre dernier, et pour quelques mois, les services de l’ancien ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, nommé conseiller en responsabilité sociétale des entreprises. Un recrutement très contesté, alors que le macroniste, également président du conseil de surveillance du grand port maritime de Marseille, a participé en 2022 à la mise en place d’un accord de coopération avec le port chinois de Guangzhou, où se trouve le siège de Shein.

Un attrait pour la France

« Ces dernières années, Shein n’a cessé de vouloir se rapprocher de l’Europe et de la France. Ils ont ouvert des entrepôts en Turquie et annoncé un accord de partenariat avec Pimkie. Avec les Galeries Layafette, qui ont une aura de prestige et d’innovation depuis le XIXe siècle, Shein s’achète une particule », relève auprès de Public Sénat Audrey Millet, docteure en histoire, spécialiste de l’histoire de l’habillement et auteure du « Livre noir de la mode » (éditions Les Pérégrines). « Ils déploient une stratégie de légitimation, veulent faire croire qu’ils vendent des produits normaux, au même titre que les articles que l’on trouve déjà au BHV et aux Galeries Lafayette ».

Audrey Millet pointe également la communication offensive du groupe : « Parler de vêtements bon marché en pleine Fashion Week, c’est une façon de jouer le contrecoup, d’attirer l’attention », alors que le débat public se concentre depuis plusieurs semaines sur la taxation des ultra-riches. Le plan marketing est lui aussi bien rodé avec une ouverture avant le black Friday et la période de Noël, « et puis ce seront les soldes et la Saint-Valentin ».

Si le rendement de ces quelques boutiques risque d’être dérisoire au regard des 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires que réalise le groupe dans le monde, le marché français reste un enjeu de premier plan pour le géant chinois. Selon un bilan financier dévoilé par Reuters en octobre 2024, la France représente 5,4 % des ventes occidentales de la plateforme, derrière les Etats-Unis (28,2 %), l’Allemagne (6,6 %) et le Royaume-Uni (6 %). Ironie du sort : l’annonce de Shein tombe le jour où entre vigueur le décret sur l’affichage environnemental des vêtements. Sur le modèle du Nutri-Score dans l’alimentaire, il doit permet aux marques de mode d’informer leurs clients sur l’impact écologique de leurs pièces. Or ce dispositif se trouve précisément au cœur de la proposition de loi anti fast-fashion sur laquelle planche le Parlement depuis mars 2024.

Une proposition de loi contre la mode express

Porté par la députée Horizons Anne-Cécile Violland, ce texte a été adopté par l’Assemblée nationale le 14 mars, et vise à contenir, par un jeu de pénalités financières, la frénésie des marques qui multiplient les volumes de vêtements sans préoccupation pour « les externalités négatives de ces modes de production et de consommation ». Mais lors de l’examen du texte au Sénat, le 10 juin, les élus ont fait le choix de considérablement resserrer le dispositif, en proposant une définition légale de la mode express qui exclut volontairement certaines enseignes du dispositif, comme H & M, Zara ou Kiabi. Une manière aussi pour les sénateurs de viser plus spécifiquement Shein et son concurrent Temu. « L’objectif était de ne pas pénaliser les marques qui font vivre les petits centres-villes avec des magasins physiques. Aujourd’hui, je constate que cet argument a été fallacieusement repris par Shein », s’agace la rapporteure LR du texte, Sylvie Valente-Le Hir.

Pour la socialiste Nicole Bonnefoy, oratrice de son groupe pendant les débats sur cette proposition de loi, Shein recherche avec une implantation physique « à passer au travers des contraintes que le législateur cherche à leur imposer ». « C’est terrible, parce que l’on assiste à l’effondrement du savoir-faire de la filière française de l’habillement, au profit d’une mondialisation débridée. Nos législations paraissent impuissantes à enrayer ce phénomène ».

Suivant le principe du pollueur-payeur, le texte module un système de pénalités en fonction de la « performance environnementale » des articles vendues. Cette performance est déterminée par un mode de calcul réglementaire, baptisé le « v7.0.0 », qui prend notamment en considération le poids du vêtement, les matières, leur provenance, les accessoires utilisés (boutons, zips) ou encore les différentes étapes de sa confection jusqu’à son point de vente. Si le montant de ces pénalités doit être déterminé par décret, la proposition de loi fixe néanmoins un plafond de 5 euros par article, qui doit passer à 10 euros en 2030, dans la limite de 50 % du prix de vente hors taxe.

L’avis négatif de la Commission européenne

À ce stade, la navette parlementaire est suspendue à la mise en place d’une commission mixte paritaire qui doit permettre à l’Assemblée nationale et au Sénat de s’accorder sur une même version de la proposition de loi anti fast-fashion. En cas d’échec, celui-ci repartira au Palais Bourbon pour une seconde lecture. Cette « CMP » était initialement attendue en septembre, mais la chute du gouvernement Bayrou est venue percuter ce calendrier. À présent, c’est la Commission européenne qui s’en mêle.

En effet, comme le révèle le média Contexte, Bruxelles vient de transmettre un avis partiellement circonspect sur ce texte aux autorités françaises. La commission vise notamment la disposition qui prévoit l’interdiction générale de publicité pour les plateformes de mode ultra-éphémères. Elle serait contraire au règlement européen sur l’e-commerce, qui empêche notamment les législations nationales de cibler des sociétés basées dans un autre Etat membre. Or, le siège européen de Shein se trouve à Dublin pour des raisons fiscales. La Commission émet également des réserves sur un autre dispositif ajouté au Sénat : la taxation des colis de moins de 2 kg.

Cet avis négatif ouvre une période de trois mois durant laquelle le pays concerné ne peut pas adopter la loi visée. Ce délai est prévu pour laisser au législateur la possibilité de prendre en considération les commentaires de la Commission européenne avant d’arrêter une version finale. Si bien que la CMP sur la proposition de loi anti fast-fashion ne pourra pas se tenir avant le mois de janvier. « Nous irons jusqu’au bout. Ce contretemps n’empêchera pas ce texte d’entrer en vigueur, ni de porter ses effets », assure la rapporteure Sylvie Valente-Le Hir. Mais l’historienne Audrey Millet est moins optimiste : « Shein a de nombreuses options pour se dérober au cadre législatif, par exemple en devenant une plateforme multi-marques, ce qu’ils ont déjà commencé à faire. C’est la grande force des entreprises chinoises : chercher et exploiter tous les trous dans la raquette. »

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