Entre 800 et 2 000 milliards de dollars, 2 à 5 % du PIB mondial. C’est la quantité d’argent blanchi par an dans le monde, selon un rapport des Nations unies contre la drogue et le crime publié en 2009. Des chiffres impressionnants, mais aussi anciens qu’imprécis, qui montrent la difficulté à évaluer l’ampleur de l’emprise de la criminalité organisée dans l’économie.
Lancée fin janvier, la commission d’enquête du Sénat sur la délinquance financière et la criminalité organisée entend pourtant bien s’attaquer à ce sujet, notamment en évaluant l’efficacité des outils déployés en France et en Europe pour lutter contre. En ouverture de leurs travaux, pour mieux cerner l’ampleur du phénomène, le président de la commission Raphaël Daubet (RDSE) et la rapporteure Nathalie Goulet (Union centriste) ont choisi d’entendre des économistes.
La fraude à la TVA : un mécanisme illicite qui génère 50 milliards d’euros par an
Si les chiffres manquent pour quantifier cette réalité, une étude européenne publiée en 2021 a tenté d’évaluer les revenus générés par les marchés illicites à l’échelle du continent. « En 2019, à partir des estimations minimales, on peut dire que les trois marchés les plus lucratifs sont la fraude à la TVA intra-communautaire, générant environ 50 milliards d’euros, le trafic de stupéfiants avec 26 milliards d’euros et le trafic de tabac illicite avec environ 8 milliards d’euros », résume l’économiste Emma-Louise Blondes, co-autrice de l’étude, devant les sénateurs.
De loin la plus lucrative, la fraude à la TVA intra-communautaire a par exemple servi de base à l’immense escroquerie sur les quotas carbone. Entre 2008 et 2009, celle-ci aurait fait perdre 1,6 milliard d’euros au fisc français. Désormais bien connue, la méthode continue pourtant de séduire les criminels : en novembre dernier, un nouveau réseau de fraude à la TVA lié à la mafia italienne a été démantelé suite à une enquête du parquet européen, pour un montant évalué à 1,3 milliard d’euros.
Le blanchiment d’argent « de basse intensité » pointé du doigt
Pour l’économiste spécialiste des mafias et de l’économie illicite Clotilde Champeyrache, si la délinquance financière et la criminalité organisée perdurent, c’est avant tout en raison de leur imbrication avec les marchés légaux. « Dans la sphère légale, il y a une complaisance, une tolérance, voire une complicité active en faveur de cette délinquance », explique-t-elle, « des pans entiers de l’économie coopèrent avec des criminels. »
L’économiste pointe ainsi du doigt certains mécanismes, comme le « blanchiment de basse intensité », qui permet de réinjecter de petites sommes d’argent issues d’activités illicites dans l’économie réelle. « Ce sont tous les petits commerces qui servent de couverture : les restaurants, les bars… », illustre Clotilde Champeyrache. « Si on prend toutes ces opérations séparément, c’est du blanchiment de basse intensité, mais si on les cumule toutes, alors on est sur de la très haute intensité », constate-t-elle.
Paradoxalement, ces activités illégales ont d’ailleurs souvent pignon sur rue, dénonce l’économiste : « On connaît tous des restaurants qui n’ont jamais un seul client mais perdurent dans le temps. Ils ont une implantation territoriale visible, les maires en parlent régulièrement. Si on arrivait à les confisquer, cela aurait plein de conséquences qui vont même au-delà de la simple captation d’un flux financier illégal. »
Délinquance financière : « On a l’illusion que c’est un crime sans victimes »
Si ce système perdure, c’est notamment en raison d’une « banalisation de l’infraction », dénonce Clotilde Champeyrache : « Il n’y a pas de plaintes, pas d’atteintes physiques… On a l’illusion que c’est un crime sans victimes. Il faudrait communiquer sur ce que signifie réellement le blanchiment, en termes de pertes dues aux fraudes, de revenus pour l’Etat, mais aussi en termes de cohésion sociale. »
Faire comprendre au grand public que la délinquance financière fait des victimes, c’est aussi tout l’enjeu de cette commission d’enquête, qui s’intéressera particulièrement au fil des auditions aux liens entre cette forme de délinquance et le financement du crime organisé. « Le blanchiment, c’est la pierre angulaire de la lutte contre le financement du terrorisme, contre le financement du narcotrafic, contre la criminalité organisée », rappelait ainsi la rapporteure Nathalie Goulet au cours des débats sur la proposition de loi sur la lutte contre le narcotrafic, adoptée au Sénat ce 4 février.