L’hémicycle du Sénat

Aide médicale d’Etat : la majorité sénatoriale divisée sur les conclusions du rapport Stefanini Evin

Un rapport remis lundi au gouvernement balaye l’hypothèse d’une suppression de l’Aide médicale d’Etat (AME), tout en préconisant une réforme du dispositif. Cette étude prend toutefois ses distances avec le chemin tracé par la majorité sénatoriale, qui a fait disparaître l’AME lors de l’examen du projet de loi immigration en novembre, pour lui substituer une aide d’urgence.
Romain David

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« Un dispositif sanitaire utile ». Le rapport remis lundi au gouvernement par Claude Evin et Patrick Stefanini sur l’Aide médicale d’Etat (AME) pour les étrangers en situation irrégulière bat en brèche les nombreuses critiques émises, notamment à droite de l’échiquier politique, contre ce dispositif d’accès aux soins. Pour les rapporteurs, l’AME ne génère pas d’abus particuliers, il n’y a pas non plus de dérapage du système dans la mesure où l’augmentation importante ces dernières années du nombre de bénéficiaires est d’abord liée à l’augmentation du nombre de clandestins sur le sol français. S’ils estiment que l’AME pourrait être adaptée, ils rejettent toutefois l’option retenue par la droite sénatoriale début novembre, celle d’une aide médicale d’urgence (AMU) recentrée sur un panel spécifique de soins, mais considérée comme une « complexification générale » du système par Patrick Stefanini et Claude Evin.

Ce rapport avait été commandé par la Première ministre Élisabeth Borne en marge de l’examen du projet de loi immigration au Sénat, où la majorité de droite et du centre a fait voter la disparition de l’AME, souvent qualifiée par les tenants d’une ligne dure sur les questions migratoires de « pompe aspirante ». Soucieux de construire une majorité sur ce texte, l’exécutif avait choisi durant les débats au Palais du Luxembourg de ne pas s’opposer à cette suppression, au grand dam de la gauche. Toutefois, les députés du camp présidentiel ont fait sauter cette suppression lors de l’examen du texte en commission à l’Assemblée nationale. Alors que les débats en séance publique s’ouvriront le 11 décembre, le gouvernement a déjà fait savoir que « les propositions formulées [dans le rapport de Patrick Stefanini et Claude Evin] pourront faire l’objet d’une évolution réglementaire ou législative dans un texte spécifique ».

« C’est une aberration ! », s’agace le sénateur LR Roger Karoutchi auprès de Public Sénat. « À quoi cela sert-il de demander un rapport si ce n’est pas pour en tenir compte ? ». « Patrick Stefanini et Claude Evin nous ont au moins donné raison sur la nécessité de réformer l’AME », se félicite l’élu, qui conteste néanmoins les critiques formulées contre la copie sénatoriale. « Mais en tout état de cause, nous n’aurons pas cette discussion avec le gouvernement ».

Le caractère d’urgence trop difficile à déterminer ?

L’aide médicale d’urgence mise en place par la chambre haute réduisait l’offre de soins « à la prise en charge de la prophylaxie, du traitement des maladies graves et des douleurs aiguës, des soins liés à la grossesse, des vaccinations réglementaires et des examens de médecine préventive ». Or, le rapport pointe « la difficulté de donner une définition précise et facilement appropriable par les professionnels de santé » de la notion d’urgence médicale.

« Notre erreur est peut-être d’avoir appelé ce dispositif ‘aide médicale d’urgence’, alors qu’il ne contient pas uniquement des mesures d’urgence. Il y est aussi question de médecine préventive et des grossesses », défend la rapporteure Muriel Jourda. « Nous avons un panel de soins assez important qui, à la fois garantit la santé pour les personnes en situation de clandestinité, et qui répond aux préoccupations de santé publique », poursuit la sénatrice.

« La grossesse est une forme d’urgence médicale ! », balaye son collègue Alain Millon, ancien président de la commission des affaires sociales. Ce LR, médecin de profession, a voté pour le maintien de l’AME, à rebours des positions de son groupe. Aujourd’hui, il se dit « satisfait par la réintroduction du dispositif » à l’Assemblée nationale. « Il est médicalement très difficile de déterminer le caractère d’urgence d’un symptôme », justifie-t-il. « Seul un médecin traitant, qui connaît très bien son patient, peut se prononcer. Si un clandestin débarque dans votre cabinet avec une toux, il faudra pratiquer des examens pour déterminer son niveau de gravité. Et s’il s’avère qu’il n’y a pas d’urgence, qui payera les soins ? »

« Ce rapport propose un consensus »

Dans ses préconisations, le rapport Stefanini Evin évoque un resserrement du dispositif : la qualité d’ayant droit ne serait plus attribuée qu’aux seuls enfants mineurs, les adultes devraient faire une demande pour bénéficier de l’AME. En outre, les personnes frappées d’une mesure d’éloignement du territoire pour motif d’ordre public en seraient exclues. « Ce rapport propose un consensus. Il a été très habile de la part du gouvernement de prendre à la fois Patrick Stefanini, un homme de droite, et Claude Evin, un ancien ministre socialiste », observe le sénateur Horizons Franck Dhersin, qui siège à la Chambre haute chez les centristes, dans les rangs de la majorité sénatoriale.

Muriel Jourda s’étonne cependant de la position affichée par Patrick Stefanini, ancien compagnon de route de François Fillon, dont le programme présidentiel en 2017 prévoyait de passer à la paille de fer les dépenses de la sécurité sociale. « C’est assez perturbant parce que le rapport de 2023 n’a rien à voir avec le livre que Stefanini a publié en 2020 [Immigration : ces réalités qu’on nous cache, chez Robert Laffont, ndlr] où il allait autrement plus loin que ce que nous proposons au Sénat. Comment explique ce changement de pied ? », observe la sénatrice. « Lorsque l’exécutif met en place ce genre de bureau d’études, souvent, ils ont déjà leurs conclusions en tête et les prestataires sont d’abord chargés de les justifier », persifle un parlementaire de droite.

« Je n’ai jamais considéré que la transformation de l’AME devait reposer sur des considérations d’économie »

« L’AME n’apparaît pas comme un facteur d’attractivité pour les candidats à l’immigration, mais elle contribue au maintien en situation de clandestinité d’étrangers dont elle est parfois le seul droit », explique le rapport. En 2022, 411 364 personnes ont bénéficié de l’AME pour un budget de 968 millions d’euros, soit un peu plus de 0,4 % des dépenses de santé de l’Etat. « Je n’ai jamais considéré que la transformation de l’AME devait reposer sur des considérations d’économie », indique Muriel Jourda. « Mais il y a un enjeu d’acceptabilité de la mesure et de cohésion sociale. Comment expliquer aux Français qui travaillent et cotisent que certains clandestins, même si l’écart est minime, sont mieux pris en charge qu’eux ? »

La majorité sénatoriale entend continuer à tirer à boulets rouges sur l’AME : à l’occasion de l’examen du budget santé dans le projet de loi de finances pour 2024, ce mardi 5 décembre, un amendement porté par le sénateur centriste Vincent Delahaye prévoit de réduire l’enveloppe allouée à l’AME de 410 millions d’euros, en cohérence avec la réduction du panel de soins déjà adoptée par la Chambre haute.

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