Liberté de la presse : un rapport remis à Jean Castex fait état « d’entraves croissantes et désinhibées de la part des forces de l’ordre »

Liberté de la presse : un rapport remis à Jean Castex fait état « d’entraves croissantes et désinhibées de la part des forces de l’ordre »

Présidée par l’ancien rapporteur général des prisons Jean-Marie Delarue, la commission indépendante à l’origine du document formule 32 propositions.
Public Sénat

Par Jules Fresard

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En 2020, avec la publication de son classement sur la liberté de la presse dans le monde, Reporters sans frontières venait confirmer les craintes émises par les rédactions et journalistes français, les mois précédant sa publication. La France, qui occupait en 2019 la 32e place, était reléguée en 34e position. L’ONG évoquait la couverture des manifestations, « devenue un exercice compliqué pour les reporters, confrontés à de nombreux cas de violences policières » pour justifier son choix, un rang maintenu dans le classement 2021.

Et la controverse autour de la loi sécurité globale et son article 24, qui, avant d’être réécrit par les sénateurs, prévoyait de toucher à la loi de liberté de la presse de 1881 en venant limiter la captation de photos et vidéos des membres des forces de l’ordre, n’avait fait que renforcer les craintes des journalistes et rédactions. Une commission indépendante avait été mise sur pied par le gouvernement pour réécrire l’article 24, présidée par Jean-Marie Delarue, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté. Mais, il lui a finalement été demandé de réaliser un rapport sur les relations entre les forces de l’ordre et de la presse, remis au premier ministre lundi 3 mai.

« Un mouvement de « fermeture » progressive des forces de l’ordre à l’égard de la presse »

Les conclusions de ce rapport, long de 116 pages et résultant de dizaines d’auditions, de journalistes, de policiers, de photographes ou vidéastes, se veulent claires. Oui, les relations entre la presse et les forces de l’ordre sont moins bonnes qu’avant, résultant d’un phénomène vieux « d’au moins cinq ans » et s’opérant de deux manières.

Avec d’un côté ce que le rapport décrit comme la « fermeture progressive des forces de l’ordre à l’égard de la presse », avec une vision plus restrictive de ce qu’impose le secret de l’enquête ou de l’instruction, accompagnée d’une professionnalisation de la communication, rendant plus difficile pour les journalistes l’exercice de livrer une information diversifiée et exhaustive. Une situation d’autant plus dommageable que par le passé, la presse et les forces de l’ordre ont connue des périodes de relations apaisées, en témoigne les tournées réalisées quotidiennement par certains journalistes dans les brigades et commissariats.

De l’autre, « la méfiance des forces de l’ordre », causée, selon le rapport, par l’évolution exponentielle des journalistes et citoyens filmant et photographiant désormais les opérations de maintien de l’ordre, faisant monter dans la société le débat autour des violences policières.

Un débat ravivé par la loi sécurité globale, adoptée par le Parlement le 16 avril dernier, qui prévoyait initialement dans son article 24 de réécrire la loi sur la liberté de la presse de 1881, avec pour objectif affiché d’empêcher la diffusion de photos et vidéos de membres des forces de l’ordre quand le but manifeste est de « nuire à leur intégrité physique ou psychique ». Des milliers de manifestants avaient manifesté contre cette mesure, y voyant la possible interdiction totale de filmer les forces de l’ordre, puisque ce sont ces dernières qui auraient à juger du « but manifeste » puisqu’à l’origine des interpellations.

Face aux critiques, le gouvernement avait rétropédalé en utilisant finalement la navette parlementaire pour réécrire l’article 24. Ce dernier a ainsi été remanié en profondeur lors de son examen à la Haute Assemblée. Les sénateurs l’ont totalement réécrit, supprimant toute référence à la loi de 1881, et créant un nouveau délit de « provocation à l’identification » d’un policier. Avec à la clef, un durcissement de la peine, passible dorénavant de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.

Mais le chemin législatif de l’article n’est pas encore fini. Jean Castex a ainsi saisi le Conseil constitutionnel pour qu’il se prononce sur les nouvelles dispositions prévues par l’article 24. Ce dernier fait donc actuellement l’objet d’une triple saisine, car avant le premier ministre, les deux groupes de gauche de l’Assemblée Nationale et du Sénat qui ont saisi l’institution de la rue de Montpensier.

32 propositions pour rééquilibrer les relations

Dans sa lettre de mission, Jean Castex demandait à Jean-Luc Delarue « d’élaborer des propositions pour garantir des modalités de travail permettant à chacun d’assurer sa mission ». La commission indépendante formule ainsi dans son rapport 32 mesures allant dans ce sens.

Concernant l’article 24 d’abord. Car même si le rapport rappelle qu’« il ne revient pas à la commission de se prononcer sur l’opportunité de l’adoption […] de l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale », le document juge qu’« il doit être clair que ces dispositions, qui punissent seulement la diffusion, lorsqu’elle est malveillante, de certaines données ou images, ne sauraient en aucun cas avoir pour effet de restreindre la liberté d’informer, de filmer ou photographier, en particulier, les forces de l’ordre ». Ainsi, « transmettre aux forces de l’ordre des consignes claires, leur rappelant que ces dispositions sont sans impact sur la possibilité d’enregistrer leur image ».

Autres propositions, visant à garantir l’intégrité physique des journalistes lors des manifestations. Face aux « entraves croissantes et désinhibées de la part des forces de l’ordre » dans le travail de la presse, la commission recommande de « conférer une présomption d’appartenance à la presse » aux journalistes souhaitant porter des signes distinctifs dans les manifestations, et de rappeler que la carte de presse ne peut être l’élément qui distingue les « vrais » journalistes des « faux » journalistes. Possibilité est évoquée de mettre en place « une carte de presse spéciale évènement d’ordre public ».

Enfin, concernant les faits de violences commis à l’égard des journalistes, la commission juge « qu’il est nécessaire, d’une part, de reconnaître la réalité de ces agressions et, d’autre part, d’y mettre fin ». Pour ce faire, les auteurs rappellent l’importance du port du RIO, le numéro d’identification propre aux forces de l’ordre ainsi que le recensement et la publication des « données relatives aux journalistes dans l’ensemble des dispositifs de signalement et de plainte qui leur sont ouverts, contentieux comme non-contentieux ».

Matignon a indiqué dans un communiqué que les propositions du rapport avaient été soumises à Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, et Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, tous deux chargés « d’engager conjointement les travaux qui conduiront à la mise en œuvre de l’ensemble de ces recommandations ». Un « comité de suivi » a également été mis sur pied, « associant des représentants des deux professions et des membres de la commission présidée par Jean-Marie Delarue » .

Un document qui appelle donc à un véritable changement de paradigme, pour envisager des relations apaisées entre forces de l’ordre et organes de presse, remis au premier ministre lors de la journée mondiale de la liberté de la presse. A cette occasion, Emmanuel s’est d’ailleurs fendu d’un tweet, déclarant « les journalistes nous informent. Continuons à nous battre pour qu’ils restent libres partout dans le monde ».

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