Pourquoi l’expulsion de l’imam Iquioussen a été suspendue ?

Pourquoi l’expulsion de l’imam Iquioussen a été suspendue ?

Une procédure d’expulsion, signée le 29 juillet par Gérald Darmanin, envers l’imam Hassan Iquioussen a été suspendue par un tribunal administratif le 5 août au motif qu’elle « porterait atteinte à sa vie privée et familiale ». Alors que le Conseil d’Etat doit se prononcer sur l’affaire, c’est l’occasion de se pencher sur le cadre législatif des expulsions d’étrangers. Contrairement à ce qui a pu être dit, la loi « séparatisme » n’a pas joué dans la procédure.
Public Sénat

Par Clara Robert-Motta

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« Ce monsieur n’a rien à faire sur le sol de la République », répète depuis des jours le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, à propos de l’imam Hassan Iquioussen. Accusé par le ministre de tenir des propos antisémites, homophobes, sexistes et « contraires aux valeurs de la République », le prédicateur s’est vu notifier une expulsion du territoire français le 3 mai et un arrêté ministériel d’expulsion à son encontre le 29 juillet 2022. Pourtant le tribunal administratif de Paris, saisi en référé-liberté par l’avocate d’Hassan Iquioussen, a décidé de suspendre la procédure jugeant qu’il n’y avait pas d’urgence et qu’elle « porterait atteinte à sa vie privée et familiale ». Alors que Gérald Darmanin a directement fait appel au Conseil d’Etat, sur quoi se basera sa décision ?

Sur les bancs de l’Assemblée nationale le 2 août, on assistait à une passe d’armes entre le député RN, Sébastien Chenu, et le ministre de l’Intérieur sur le cas de l’imam du Nord. Alors que le parlementaire engageait le ministre à passer « au suivant ! », ce dernier établissait son palmarès. « 74 d’entre eux, depuis que je suis ministre de l’Intérieur, connaissent le même sort, d’autres, sans doute, s’ils sont contraires aux lois de la République, le seront. J’ai envie de vous dire aussi votez les lois Sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme, votez la loi séparatisme parce que c’est grâce à ça qu’on y arrive ! »

Pourtant, contrairement à ce que laisse entendre le ministre de l’Intérieur, ce n’est pas la loi « séparatisme » de 2021 qui permet d’entamer la procédure d’expulsion de l’imam, mais bien une loi de 2003.

La loi Sarkozy : une balance entre menace et intégration

La loi « Sarkozy » du 26 novembre 2003 qui régit le droit des étrangers en France tente d’établir un équilibre entre la menace constituée par une personne et son intégration sur le territoire national. Être parent d’un mineur français, habiter en France depuis son enfance (avant l’âge de 13 ans) ou depuis plus de 20 ans sont synonymes d’intégration. Des conditions remplies par l’imam Iquioussen, 58 ans, né en France mais ayant refusé la nationalité française préférant garder son passeport marocain.

Selon l’avocate Nohra Boukara, la loi « séparatisme » du 24 août 2021 n’aurait servi qu’à exclure de cette protection les étrangers en état de polygamie. « La loi « séparatisme » n’a rien à voir avec cette procédure d’expulsion », explique-t-elle.

Face à ces protections, la loi « Sarkozy » prévoit des trois possibilités pour expulser des étrangers aussi intégrés à la France : s’ils ont des « comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’Etat, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l’origine ou de la religion des personnes ». C’est sur ce dernier point que se fonde l’arrêté ministériel d’expulsion du prédicateur.

Des propos jugés discriminatoires qu’Iquioussen conteste

Dans un tweet, le ministère de l’Intérieur a fait valoir que « ce prédicateur tient depuis des années un discours haineux à l’encontre des valeurs de la France contraire à nos principes de laïcité et d’égalité entre les femmes et les hommes ». Dans l’arrêté, il est fait mention « d’une vision de l’islam contraire aux valeurs de la République » et d’une « forte hostilité à l’égard des valeurs constitutives des sociétés occidentales ».

Il lui est reproché des propos antisémites qui lui auront valu une plainte pour provocation à la haine raciale classée sans suite. « Le peuple juif est ingrat et a besoin d’être régulièrement rappelé à l’ordre », avait déclaré Hassan Iquioussen lors d’une conférence au début des années 2000. « Aujourd’hui, il m’est reproché de tenir des propos discriminatoires voire violents, ce que je conteste avec force », a déclaré Hassan Iquioussen sur sa page Facebook.

Alors que le Maroc a délivré (avant la suspension de l’arrêté) un laissez-passer consulaire, certains fustigent le temps qu’a pris, selon eux, cette décision. Si elle refuse de commenter la procédure en cours, la centriste, Nathalie Goulet, juge qu’il est de bon ton que le ministre agisse « avec fermeté » et rappelle qu’elle avait posé une question au gouvernement en 2019 sur un dîner caritatif des Frères musulmans au bénéfice d’une école mauritanienne fermée car jugée trop radicale et auquel aurait participé Hassan Iquioussen. Le député Sébastien Chenu, lui, assure, dans l’hémicycle, avoir dénoncé les prêches de cet imam depuis des années.

» Lire aussi : Nathalie Goulet : « Les circuits de financement du terrorisme vont obliger les lois à devenir de plus en plus précises »

A droite, on s’étonne aussi que la procédure d’expulsion pour cet homme, fiché S depuis 18 mois selon le ministre de l’Intérieur, n’ait pas commencé plus tôt. Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes, rappelle que la fiche S n’est qu’une fiche signalétique du fichier des personnes recherchées (FPR) pour indiquer qu’une personne est surveillée par les services de renseignement.

En revanche, le fait que l’information fuite, dans la presse, peu après la suspension par le tribunal administratif, lui paraît intéressante. « C’est stratégique au moment même où le ministère venait d’essuyer un camouflet devant le TA qui soulignait le manque d’éléments étayant la persistance de la menace à l’ordre public depuis 2014. Mentionner la fiche S c’est une façon de laisser à penser que la menace serait toujours actuelle. En réalité c’est la surveillance qui est actuelle. » Me Simon, l’avocate de l’imam, rapporte également qu’en « 3 mois de procédure, nous n’en avions jamais entendu parler. C’est un peu comme si le ministère se créait ses propres preuves. »

L’avocate tient également à noter le décalage dans le temps entre les faits reprochés et la décision de lancer la procédure. Sa consœur, Maître Nohra Boukara note, elle aussi, que les faits reprochés à l’imam datent du début des années 2000, et 2014 pour le plus récent. « Un principe général du droit est que la menace doit être réelle, actuelle, et suffisamment grave. Il faut qu’il y ait un risque de passage à l’acte, on ne peut pas arguer de faits d’il y a 20 ans. »

« L’on s’interroge sur l’opportunisme politique d’une telle expulsion : parce qu’il faut faire du buzz ? parce qu’il faut annoncer une nouvelle loi ? »

Maître Lucie Simon, l’avocate d’Iquioussen, dénonce le calendrier politique du ministre de l’Intérieur. « S’ils avaient voulu l’expulser avant pour ces faits, ils auraient pu dès 2004. Mais apparemment, Monsieur Iquioussen ne représentait pas alors une menace, pourquoi la représente-t-il aujourd’hui alors qu’aucun élément récent ne lui est reproché ? L’on s’interroge sur l’opportunisme politique d’une telle expulsion : parce qu’il faut faire du buzz ? parce qu’il faut annoncer une nouvelle loi ? » Pour Me Lucie Simon, le gouvernement pousse, avec cette procédure, à légiférer davantage en faisant croire qu’il faut des « lois aussi scélérates que la loi séparatisme » pour expulser un étranger qui représente une menace pour l’ordre public. « Mais l’arsenal législatif le permet déjà depuis plus de vingt ans. Pourquoi continuer de légiférer alors, si ce n’est pour séduire l’extrême droite ? » s’interroge l’avocate en précisant que ceci n’est évidemment qu’une hypothèse.

Les yeux se tournent donc vers le Conseil d’Etat saisi par le ministre. Pour le professeur de droit public, Serge Slama, si juridiquement Hassan Iquioussen devrait être protégé par l’article 8 de la CEDH eu égard à l’importance de ses attaches familiales (naissance en France, cinq enfants et quinze petits-enfants français) et l’ancienneté des faits de provocation à la discrimination reprochés Le Conseil d’Etat pourrait tout de même aller dans le sens du ministère. « Depuis 2015, la jurisprudence a évolué. Il y a eu beaucoup d’affaires liées à la radicalisation ou à l’état d’urgence avec fermeture de lieux de culte ou expulsions d’imams. On a constaté que dans ce contexte le Conseil d’Etat a plutôt eu tendance à confirmer les décisions des pouvoirs publics au détriment de la protection des droits fondamentaux".

Le ministre de l’Intérieur a fait savoir, lundi 8 août, que si le Conseil d’Etat lui donnait tort, la loi pourrait être modifiée à l’occasion de textes législatifs qui devraient être présentés au Parlement à la rentrée. Une méthode qui étonne quelque peu le sénateur écologiste, Guy Benarroche. « Il est curieux qu’au détour d’une procédure où il est en défaut, le ministre considère que la loi n’est plus bonne. Les ministres ne doivent pas ‘faire des lois’ en fonction des faits divers. »

 

» Lire aussi : Étrangers délinquants : Gérald Darmanin annonce une loi, le Sénat demande des moyens

 

 


 

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