Éric Bellion : « On sortira tous différents et grandis de cette épreuve »

Éric Bellion : « On sortira tous différents et grandis de cette épreuve »

Un jour, un regard sur la crise du Covid-19. Public Sénat vous propose le regard, l’analyse, la mise en perspective de grands experts sur une crise déjà entrée dans l’Histoire.Aujourd’hui, le regard de… Éric Bellion, navigateur et fondateur de « Comme un seul homme ».
Public Sénat

Par Rebecca Fitoussi

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17 min

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En faisant le parallèle entre la crise et les tempêtes qu’il a traversées, le marin nous livre ses enseignements et toute la force qu’il en a tirée. L’après confinement sera, selon lui, une épreuve difficile, mais on en sortira plus fort.

 

Nous allons normalement sortir de deux mois de confinement, nous avons été isolés les uns des autres, comme enfermés chez nous. Est-ce comparable avec le fait d’être en mer pendant plusieurs mois ?

Ce sentiment d’enfermement, je l’ai observé chez d’autres, mais moi je ne l’ai jamais ressenti en mer. On pense que les marins vivent des confinements dans leurs bateaux mais ce n’est pas vrai. On avance sur un bateau et on avance sur l’océan, donc on a plutôt un sentiment de liberté totale. On peut aller où l’on veut, on ne se sent absolument pas enfermé. J’ai en revanche déjà eu des équipiers et des équipières qui se sont vraiment sentis enfermés et pour qui l’arrivée était une délivrance. Ce confinement peut être perçu comme une traversée, on va avoir des habitudes complètement différentes, on va aussi puiser dans ses réserves parce qu’on fait quelque chose qu’on n’a jamais fait.

 

De quoi vous êtes-vous servi pour bien vivre ce confinement ? Y a-t-il des techniques propres au navigateur ?

Je suis en Bretagne, chez moi, je suis confiné dans ma maison avec ma compagne, sa petite sœur et mon chien. Je me suis effectivement servi de ces techniques. Le truc très basique, c’est que j’ai séquencé le confinement avec des moments festifs. Là aussi, je reprends ma comparaison, quand on fait une traversée dans l’océan, on se dit que cela va nous prendre un mois et un mois c’est très long, ça donne le vertige, c’est très compliqué de se projeter sur une telle durée. En revanche, ce mois découpé en semaines ou en nombre de kilomètres parcourus, cela devient beaucoup plus facile. C’est quelque chose qu’on a fait assez instinctivement ensemble, on a créé des fêtes, on a créé des routines avec des rendez-vous. Cela pouvait être un film le mercredi soir ou un apéro, des choses très basiques. Des repères temporels et effectifs. Et puis on a fêté la première semaine de confinement, la deuxième, la troisième, etc. Comme on le ferait en traversée. Ce sont des étapes qui se fêtent. On doit se remercier et c’est un truc qu’on ne fait jamais, l’être humain est toujours plus enclin à se taper dessus qu’à se remercier, c’est quelque chose qu’on a du mal à apprendre. Et là, je pense qu’il va falloir qu’on se remercie tous beaucoup à la fin du confinement parce qu’on a tenu ! C’est magnifique !

 

Le déconfinement angoisse pas mal de monde. La peur, vous l’avez connue vous aussi sur votre bateau. Peut-on vivre avec la peur ? Comment l’accepter ?

On vit tous avec la peur et je pense qu’on a trois options possibles. La première, c’est d’éviter la peur, donc c’est de rester chez soi et de faire le moins de choses possibles mais à ce moment-là on ne vit pas. Quand on décide de vivre, c’est là qu’interviennent les deux autres options, on passe par deux étapes. On peut combattre la peur, se mettre dans un duel permanent. Je l’ai déjà vécu, c’est épuisant ! Sinon, et moi je l’ai découvert pendant mon Vendée Globe, c’est que la peur peut juste devenir une amie. C’est un long travail pour faire de la peur une alliée, mais c’est elle qui va vous permettre de vous protéger, de faire les bons gestes, de vous entraîner, d’être vigilant. C’est à cela que sert la peur. Il faut l’apprivoiser et ne pas dépenser toute son énergie à en avoir peur.

 

Vous dites que sous la contrainte on peut se transcender. La contrainte, nous la vivons depuis des semaines, et ce n’est pas fini. Pensez-vous qu’elle pourra faire naître de belles choses chez chacun d’entre nous ?

C’est déjà le cas ! Que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans son entourage, on voit que les gens débordent de créativité. Ma mère, par exemple, s’est remise à la couture, elle fait des masques pour toute la famille avec de vieilles nappes, je trouve ça vraiment trop drôle ! Des gens se mettent au sport, des gens racontent des blagues. Avec cette contrainte, la plupart d’entre nous ont fait des choses merveilleuses.

 

Vous dites « la plupart »… Ce n’est justement pas tout le monde ! C’est la partie visible. Il y a aussi toute une partie de la population qui n’en a pas eu les forces, qui n’a pas eu le mental suffisant pour réaliser ces belles choses… Qu’est-ce que vous dites à ces gens qui ont mal vécu cette période ?

Je pense qu’on l’a tous mal vécue ! Mais c’est vrai, moi je suis un privilégié, j’ai une maison, j’ai un jardin, je suis en Bretagne dans un paradis donc j’ai vraiment beaucoup de chance, je ne suis pas dans un HLM, à dix dans un appartement. Ce que j’aimerais dire, c’est que de toute façon, dans le fait de vivre dans la peur, la peur de l’autre ou la peur des politiques, la peur permanente, on n’a rien à gagner. Je ne suis pas naïf non plus, je vois que c’est aussi une séquence de vie en communauté où beaucoup utilisent la peur comme instrument de puissance et de pouvoir, cela a toujours été le cas, ce n’est pas nouveau mais c’est encore plus prégnant aujourd’hui. J’ai envie de dire aux gens que ce chemin-là ne leur apportera que du malheur. Chacun son cheminement avec la peur, moi je n’ai aucune leçon à donner à personne !

 

Le déconfinement va être un début de retour au réel, là aussi, c’est peut-être comparable au retour d’un navigateur après des semaines en mer. Comment bien vivre ce retour à la réalité ? La reprise de contact avec les gens ?

Il y a quelque chose que j’ai expérimenté en tant que marin, c’est que le problème, ce n’est jamais la tempête, jamais ! Quand on est dans le cœur d’une tempête, tout l’équipage est à son poste. On questionne peu la hiérarchie, on a tous peur donc on agit. Le problème vient quand le danger est passé. On n'a plus la peur et là on règle ses comptes. Et comme on a eu très peur, on se lâche. En tant que capitaine d’équipage, moi je prends beaucoup plus d’énergie à régler les choses humaines après la tempête que pendant la tempête. Donc en tant que citoyen, je m’interroge sur l’après. On voit déjà de la violence dans les propos aujourd’hui, donc il va vraiment falloir faire attention à ce qu’on fait, à ce qu’on dit, il va falloir se parler, s’exprimer et faire les choses intelligemment.

 

Si je vous comprends bien, le déconfinement pourrait être une épreuve plus difficile que le confinement ?

Ce n’est pas du conditionnel pour moi, ça va être plus difficile ! Humainement en tout cas, dans le dialogue entre les gens. On va se rendre compte que le confinement, c’était plus facile parce qu’on devait tous s’unir contre un seul et même ennemi. Il va falloir être beaucoup plus vigilant à ce qu’on va dire, à ce qu’on va faire et beaucoup plus vigilant avec les gens qui nous entourent. À titre privé, moi je vais faire très attention à cela.

 

Revient-on au réel forcément différent ? Y a-t-il un avant et un après tempête ?

Oui bien sûr ! Chez le marin, la tempête tatoue l’esprit et le corps. Ce qui est génial avec la mer, et c’est pour cela que je l’aime, c’est que, dès qu’on a subi une tempête, on sait qu’on a un souvenir pour la vie et on sait qu’on est capable de plus ! On est capable d’aller dans plus de vent, plus de mer, on sait que ça, on l’a fait ! On va tous sortir de cette épreuve avec le sentiment qu’on est capable de vivre un moment compliqué, qu’on en a les épaules. C’est bien, ça fait disparaître un peu de peur. C’est pour cela qu’on a besoin de se remercier à la fin de ce confinement. Il faut vraiment que tout le monde se rende compte qu’on a tous assuré ! On en sortira différents, et je pense même qu’on en sortira grandis ! Moi par exemple, j’ai adoré voir le printemps, c’est un truc que je n’ai jamais fait, je vis beaucoup trop vite, je m’agite beaucoup trop, je ne vais probablement pas changer du tout au tout, je vais me relancer dans des tas d’aventures parce que c’est ma façon d’être, mais je sais que j’ai apprécié ce moment de pause et que je vais essayer de le retrouver.

 

Dans votre vie, vous avez souvent pris des risques. Bizarrement, on va désormais tous prendre des risques en allant simplement au travail, en prenant le train, juste en vivant. Vivre avec le risque, comment fait-on ?

C’est compliqué. C’est vrai qu’on parle là d’actes de sociabilité et ce qui est terrible, c’est que lorsqu’on est celui qui respecte la règle, on est celui qui va contre la sociabilité, donc on devient le méchant. C’est extrêmement complexe. Sans faire des généralités, c’est vrai qu’en plus, en France, on a dans notre culture beaucoup de sociabilité. D’autres cultures auront moins de problèmes, je pense. Ce que je sais, c’est que gérer ce risque, on ne peut pas le faire tout seul. C’est impossible ! On peut aller au magasin une fois, deux fois, trois fois et faire attention à notre sécurité et à celle des autres, mais sur le long terme, c’est impossible d’être seul à le faire. Donc cela exige un travail en équipe, cela exige une unité et la priorité va être de travailler sur cette question : comment on s’en sort tous ensemble pour gérer ce risque ensemble ? C’est comme toutes les choses qui font peur, lorsqu’on est ensemble, c’est beaucoup plus facile. Encore une fois, il va falloir beaucoup se parler. Il va falloir qu’on soit beaucoup plus fort socialement. Mais c’est une belle épreuve pour nous, en tant que communauté. Il va falloir en tout cas le prendre comme tel, se dire que c’est un défi.

 

Vous êtes un passionné et a priori vous pourrez relativement vite revivre votre passion, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’autres passionnés comme les sportifs de haut niveau qui sont empêchés pour de longs mois. Que leur dites-vous ? Comment accepter de ne plus vivre sa passion ?

Moi je le vis déjà un peu, normalement, je passe mon temps sur l’eau ou dans l’eau, là je ne peux pas naviguer, je ne peux pas faire de kitesurf, je ne peux même pas me baigner, donc je compatis complètement. Il y a aussi cette notion de performance qui disparaît et j’imagine la détresse qu’il peut y avoir parmi ces athlètes qui se sont entraînés tellement dur, qui se sont fait tellement mal et qui voient leur patrimoine partir avec le temps. Ce sont des hommes et des femmes de défis. Alors ce qui est génial, c’est que tout le monde vit la même chose. On a toujours tendance à confondre la performance et la vitesse. La performance, c’est aussi le fait de se relever et de faire quelque chose qui est au-dessus de nous. Ce n’est pas forcément dans la compétition qu'on trouve tous les ingrédients pour se rendre fier et heureux. En tant que marin, j’ai beaucoup réfléchi à cette notion de performance. Je suis allé faire la dernière Route du Rhum, non pas sur une Formule 1 des mers, mais sur une goélette de 45 tonnes, justement pour réfléchir à cette notion et c’est extrêmement difficile parce qu’on est des drogués à la compétition et à la vitesse. C’est peut-être l’occasion de repenser la notion de performance.

 

Dans les moments les plus difficiles de vos traversées en mer, vous avez tout de même réussi à y voir des points positifs et à vous émerveiller devant les beautés de la nature. Nous traversons, nous aussi, une zone de grande turbulence. Faut-il que nous nous focalisions sur les belles choses ? Et lesquelles ?

C’est sûr ! Je suis extrêmement sensible à la beauté du monde et particulièrement à la beauté de la mer, aux paysages, et cela m’a toujours aidé. Cela étant, j’ai déjà été au fond du gouffre, et dans ces moments-là, je ne suis pas très sensible à la beauté, c’est clair ! Mais je suis persuadé que la beauté est une alternative à cette quête permanente de la compétition et de la vitesse, et qu’effectivement, si on donnait plus d’importance à la beauté, ce serait une façon très efficace de se sortir des moments de peine, des moments de douleur. Bien sûr, les moments difficiles, on va dessus comme on peut, mais ce qui est fabuleux, c’est l’après, et en fait, il faut se concentrer là-dessus parce qu’on s’en sort toujours. Et on se rend compte qu’on a grillé beaucoup plus d’énergie à avoir peur du moment qui arrive qu’à vivre ce moment. Parce que sur le moment on agit. On agit tous à sa façon, à son échelle, mais on agit. Une fois passé le moment, il y a moyen d’être fier de ce qu’on a fait.

 

Vous avez parlé des beautés de la nature et vous vivez avec elle lors de vos traversées. Qu’est-ce que ce virus nous dit de la nature et de la façon dont nous devons l’appréhender à présent, ou la traiter ?

Tout le problème du Covid, c’est l’Homo sapiens qui gagne du terrain sur le sauvage. Tous les scientifiques s’accordent là-dessus. C’est vrai qu’on a un rapport à la nature qui est un rapport de compétition et d’avidité. Moi ce qui me met en colère aujourd’hui, c’est justement cette avidité qui n’est pas assez freinée. Il faut vraiment qu’on s’organise pour la limiter. Elle est dans notre nature mais il faut qu’on devienne adulte, qu’on la limite au maximum et qu’on lui trouve des alternatives. On pourrait devenir avide de beauté, ce serait intéressant par exemple. 

 

Vous avez le sentiment que l’homme n’est pas ou n’est plus en harmonie avec la nature ? Pourtant, l’homme est nature…

L’homme fait partie de la nature mais c’est un des passagers qui tape sur l’équipage, malheureusement. L’homme est le seul être vivant qui méprise et maltraite son environnement, donc nous sommes des êtres à part quand même ! Il y a peut-être une forme d’autodestruction un peu bizarre, un peu malsaine derrière cela, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’en ayant un rapport apaisé à la nature, en baissant le niveau de cette avidité, on a tous à y gagner.

 

Vous craignez que tout le monde retombe dans l’ébullition d’avant et qu’il n’y ait pas de monde d’après ?

De toutes façons nous sommes faits d’accélérations et de décélérations. C’est le propre de l’homme. Il a besoin d’accélérer mais il oublie qu’il a besoin de freiner. Si on peut se souvenir de quelque chose de cette période, c’est qu’on a besoin de freiner. Il faut qu’on soit maître de cela. La société qu’on a construite est tellement obnubilée par la vitesse, qu’elle en oublie de freiner. Moi je l’appris avec le temps. Quand on grandit, quand on vieillit, on se rend compte qu’on ne peut pas tout le temps être à fond et que pour prendre les bonnes décisions, de temps en temps, il faut prendre du recul. Il faut s’arrêter et puis réaccélérer derrière, mais savoir vers quoi on veut accélérer. Parce que si on accélère vers la mauvaise destination, en fait on s’éloigne. On ne va pas changer du jour au lendemain, on ne va pas devenir une humanité saine et sage, ce n’est pas possible, mais une humanité qui se connaît mieux, j’ai envie d’y croire. Cela s’appelle la sagesse. Le problème avec la sagesse, c’est qu’elle ne se transmet pas, c’est à chaque homme et à chaque femme de l’acquérir. Donc en fait, il faut donner envie ! C’est ce à quoi je m’attache avec « Comme un seul homme » (association qui rassemble 70.000 « explorateurs de la différence », ndlr), j’essaie de donner envie de devenir sage, d’être uni, de faire attention aux uns et aux autres, à soi-même. Mais cela ne se fait que par l’exemple. Il va falloir que de plus en plus de gens, qui sont généralement ceux qui prennent le moins la parole, s’expriment. C’est quelque chose de prendre la parole, de se dire que sa propre parole est digne d’être écoutée. Et bien ces gens qui ont cette sagesse-là, je pense qu’il va falloir qu’ils prennent de plus en plus la parole, qu’ils prennent leur responsabilité.

 

Vous dites souvent : la vie est belle. La vie est belle en ce moment ? 

Je pense que je dois le hurler deux ou trois fois par semaine. [Rires] Mais c’est facile, je suis au bord de la mer. Je me faisais la réflexion, hier en promenant mon chien, qu’il y avait peu de choses qui me rendaient aussi heureux dans la vie. Il y a des petites choses qui donnent énormément de bonheur. La balle est dans notre camp pour trouver que la vie est belle et on a tous à y gagner si on essaie de voir les petites choses qui la rendent belle.

 

Pour aller plus loin : Comme un seul homme

Relire notre entretien avec : Patrick Zylberman : « La deuxième vague est souvent beaucoup plus méchante que la première »

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