Justice des mineurs : les sénateurs accusent Eric Dupond-Moretti de les mettre à l’écart

Justice des mineurs : les sénateurs accusent Eric Dupond-Moretti de les mettre à l’écart

Les sénateurs estiment que le gouvernement se précipite dans la réforme de la justice des mineurs et court-circuite la lecture prévue au Sénat fin janvier
Public Sénat

Par Tam Tran Huy

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Alors que le projet de loi n’a pas encore été examiné par le Sénat, le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti a adressé un courrier aux juridictions pour préparer l’entrée en vigueur de la réforme. Les sénateurs s’en agacent et estiment que la deuxième chambre du Parlement est mise de côté.

Une lettre aux juridictions qui met le Sénat en colère

C’est un texte inflammable, une réforme compliquée qui doit mettre en place un Code pénal de la justice des mineurs et refondre entièrement l’ordonnance de 1945 sur « l’enfance délinquante ». Le texte vieux de 75 ans est quasi inintelligible car il a depuis été révisé une quarantaine de fois. La réforme doit s’appliquer à partir du 31 mars prochain, le temps presse pour le gouvernement. C’est pour cela qu’il a envoyé aux juridictions une lettre présentant les grandes lignes de la réforme. Problème, si le texte a été adopté le 11 décembre dernier à l’Assemblée, il n’a pas encore été débattu par le Sénat qui l’a inscrit à l’ordre du jour le 26 janvier. Le texte n’a donc été ni amendé, ni voté par le Sénat. Mais le gouvernement semble estimer que la messe est dite.

Dans sa missive envoyée aux premiers présidents des cours d’appel, aux procureurs généraux et aux directeurs de la protection judiciaire de la jeunesse, le gouvernement souligne les modifications apportées par l’Assemblée au texte : le transfert au juge des libertés et de la détention de la compétence pour le placement en détention provisoire du mineur, l’obligation de prononcer une mesure éducative judiciaire provisoire lorsqu’un mineur est placé en détention provisoire, ou encore le renforcement de l’interdiction d’aller et venir sur la voie publique dans le cadre de la mesure éducative judiciaire (à 22 heures au lieu de 23 heures). Autant de dispositions qui sont donc données pour acquises alors que le Sénat pourrait choisir de les remanier.

 

« Le Sénat n’est pas une chambre d’enregistrement »

Pourtant, tout avait bien commencé. Les sénateurs sont d’accord avec le fond du texte, sur la nécessité de refondre l’ordonnance de 1945 et les grandes lignes de la réforme. Ils estiment pouvoir apporter des « précisions, du travail législatif de fond, plus d’efficacité », mais ne veulent pas tout bouleverser. Préparer les juridictions à la réforme ne les choque pas, mais ils demandent plus de respect.

François-Noël Buffet, président (LR) de la commission des lois, explique ainsi « comprendre qu’Eric Dupond-Moretti prépare les magistrats mais l’élégance aurait voulu que le Parlement en soit informé. Mais là on a eu le sentiment que le texte était passé à l’Assemblée et que l’on met de côté la deuxième chambre du Parlement. Le Sénat n’est pas une chambre d’enregistrement. »

Même tonalité chez la sénatrice Agnès Canayer : cette proche d’Edouard Philippe est rapporteure du texte et est encore en train d’auditionner les acteurs de la justice dans le cadre de la préparation du texte. Ce sont eux qui l’ont d’ailleurs informée de l’envoi de cette lettre par la Chancellerie. « Ce n’est pas une circulaire, mais cette lettre d’explication et d’intention ne prend pas en compte le travail parlementaire mené au Sénat. » Pour elle, il n’y a pas forcément la volonté de l’exécutif de sauter délibérément la case Sénat, mais de la « maladresse et de la précipitation » qui s’expliquent par la contrainte du temps.

Entrée en vigueur au 31 mars : « Personne n’est prêt »

La réforme doit être mise en place le 31 mars, un délai très court qui explique aussi l’attitude précipitée du garde des Sceaux. Or, c’est précisément le point que le Sénat souhaite modifier lors de l’examen du texte. Pour Agnès Canayer, une certitude : « Les juridictions ne seront pas prêtes le 31 mars et c’est aussi à cause de cette date que le gouvernement met la charrue avant les bœufs. Se précipiter pour une réforme d’une telle ampleur est contreproductif. Il faudrait au moins 6 mois de plus, et encore, si nous ne sommes pas reconfinés entre-temps. »

Une ordonnance en 2019 qui avait déjà fait grincer des dents

Sur la forme, la machine est grippée depuis 2019… Car pour réformer la justice des mineurs, la précédente ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a fait le choix à l’époque de passer par une demande d’habilitation à légiférer par ordonnance au détour de la loi de programmation de la justice. Une démarche à laquelle le Sénat était déjà fermement opposé. « On est toujours très interrogatifs sur le fait de modifier un pan entier du droit pénal des mineurs par ordonnance, c’était déjà une manière de court-circuiter le travail du Parlement. » explique la rapporteure Agnès Canayer. Et alors qu’il s’agit désormais de ratifier cette ordonnance, le Sénat ne se sent pas davantage respecté.

« Le gouvernement est complètement débordé et ne maîtrise plus grand-chose »

Le président de la commission des lois va plus loin encore dans sa critique du gouvernement : « Ils sont complètement débordés et ils ne maîtrisent plus grand-chose. On l’a vu sur le texte sur l’urgence sanitaire, déposé dans la précipitation le 22 décembre et retiré dans la foulée après avoir essuyé les critiques de tout le monde. On a l’impression d’une grosse cacophonie et qu’on est en permanence dans l’urgence. Et finalement, la mauvaise gestion de la temporalité des textes se traduit par le fait de sauter la case sénateur. C’est inacceptable. On a un système démocratique bicaméral et des institutions dont il faut respecter l’ordre et les procédures. »

Bref le Sénat est contrarié et n’entend pas le cacher. « C’est vrai qu’au final, il y a un réel mécontentement du Sénat et l’envie de le faire savoir » déclare Agnès Canayer, qui aura tout le loisir de le signifier à Eric Dupond-Moretti. Son audition, dans le cadre de la réforme de la justice des mineurs, est prévue mercredi 13 janvier au Sénat dans l’après-midi, avant un examen de la réforme dans l’hémicycle le 26.

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