Ordonnances : une décision du Conseil constitutionnel vue comme « une bombe à retardement »

Ordonnances : une décision du Conseil constitutionnel vue comme « une bombe à retardement »

Au détour d’un tout autre sujet, les sages de la rue de Montpensier ont semé le trouble sur la nature juridique des ordonnances consacrées par l’article 38 de la Constitution. Des juristes redoutent, entre autres, un affaiblissement notable des pouvoirs du Parlement.
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Par Jonathan Dupriez

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 Depuis plusieurs jours, quelques lignes d’une décision rendue le 28 mai dernier par le Conseil constitutionnel passionnent et questionnent les plus éminents juristes. Au détour de cette décision concernant une installation éolienne, les sages de la rue de Montpensier spécifient qu’en « des termes inédits », une ordonnance qui n’a pas été ratifiée par le Parlement pourrait avoir rétroactivement force de loi une fois passé le délai d’habilitation, à la seule condition que le projet de loi de ratification de l’ordonnance ait été déposé dans le temps imparti. En d’autres termes, passé leur date limite, les ordonnances « doivent être regardées comme des dispositions législatives » à part entière selon le Conseil constitutionnel. Benjamin Morel, maître de conférences à l’Université Paris-2 Panthéon-Assas, parle d’une «  sorte de ratification implicite qui tait son nom.»

« Bombe à retardement »

Un possible séisme. « C’est très technique, et ça ne fera sans doute pas la une des journaux de 20h » s’amuse Benjamin Morel, « mais c’est un gros sujet » insiste-t-il. Et il n’est pas le seul à le penser. « C’est une bombe à retardement, avec de nombreux enjeux » abonde Julien Padovani, enseignant-chercheur en droit public à l’Université d’Aix-Marseille et auteur d’un article très fouillé sur le sujet. Le Conseil constitutionnel aurait ainsi pu, en quelques phrases, remettre en cause certaines prérogatives du Parlement, mais aussi bouleverser les recours possibles aux ordonnances pour les administrés.

Enjamber le Parlement

Pour bien comprendre le problème, il faut décortiquer le mécanisme des ordonnances. Celles-ci sont consacrées par l’article 38 de notre Constitution qui dispose que « le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. »

Une ordonnance  permet donc à l’exécutif d’enjamber le Parlement et d’intervenir de manière limitée, un temps donné, et à la condition d’obtenir son autorisation au préalable, dans le domaine législatif. On appelle cette « autorisation », une habilitation. Mais pour éviter le « fait du prince » et que les ordonnances n’échappent totalement au contrôle du Parlement, elles doivent être ratifiées par le Parlement dans un délai fixé au moment de l’habilitation. Selon la Constitution, passé ce délai, « les ordonnances deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation. » Et pour justement éviter tout risque de « ratification implicite », la révision constitutionnelle de 2008 a permis d’ajouter dans l’article 38, que les ordonnances « ne peuvent être ratifiées que de manière expresse. »

« Affaissement considérable » des prérogatives du Parlement.

Or, la décision du 28 mai du Conseil constitutionnel pourrait créer un précédent en bafouant le principe de ratification des ordonnances. Ce que confirme Julien Padovani : « Le Conseil constitutionnel vient de dire que si le Parlement ne ratifie pas expressément l’ordonnance, ne lui donne pas le sceau de la légalité, elle devient quand même une loi et ce, même après le délai d’habilitation » relève le chercheur. « Ce serait un affaissement considérable des prérogatives du Parlement » poursuit-il. En d’autres termes, le gouvernement n’aurait plus l’obligation de faire ratifier ses ordonnances et le parlement se verrait amputé d’une prérogative majeure de contrôle. Les chambres seraient donc dans une impasse, puisque ratification ou non, les ordonnances deviendraient automatiquement de la loi.

« Ça dépossède totalement le Parlement de son pouvoir »

Mécaniquement, cela reviendrait à renforcer les pouvoirs du gouvernement sur le parlement, lui permettant d’intervenir plus largement dans le domaine de la loi. Aussi, l’équilibre entre le pouvoir exécutif et législatif s’en trouverait bouleversé. Pour contourner ce problème, le parlement pourrait être tenté de restreindre au maximum les délais d’habilitations, ou simplement d’en limiter drastiquement le nombre accordé afin de se protéger.

« Cette décision est un gros souci quand même »

Cécile Duflot, ancienne ministre de l’Égalité des territoires et du logement de François Hollande et actuelle directrice générale de l’ONG Oxfam France, s’en est émue sur Twitter. « Donc cette décision est un gros souci quand même. Ça dépossède totalement le Parlement de son pouvoir, ça dit le contraire de la Constitution et ça prive aussi les citoyens de leur capacité de contester directement des ordonnances obsolètes » s’agace-t-elle sur le réseau social.  Julien Padovani préfère nuancer, et voit une décision plutôt « contraire à l’esprit de la Constitution » qu’à la Constitution elle-même. « L’article 38 comporte sa part d’imprécisions, voire de contradictions » ajoute-t-il.

Limitation des recours

Autre problème de taille auquel fait allusion Cécile Duflot, cette décision du Conseil constitutionnel pourrait entraîner une limitation des recours possibles pour les administrés souhaitant contester le bien-fondé d’une mesure prise par ordonnance. Pendant toute la durée d’habilitation, elles n’ont pas valeur de loi mais sont des actes réglementaires. Ainsi, ces dispositions prises par le gouvernement sont contestables par les citoyens devant les juridictions administratives. « Du moment où les ordonnances sont regardées comme des dispositions réglementaires, vous pouvez avoir des recours pour « excès de pouvoir » comme pour n’importe quel décret, vous pouvez saisir le juge administratif, et en contester la légalité, la proportionnalité. Donc ça offre une garantie supplémentaire pour les administrés qui ne conserveront plus comme arme que la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) » explique Benjamin Morel. En clair, la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai impliquerait qu’à l’issue du délai d’habilitation, l’ordonnance devenant automatiquement loi, ne serait plus contestable que par la QPC, relevant dans ce cas, uniquement du Conseil constitutionnel.

Une décision « bizarre » en période d’état d’urgence sanitaire

S’il est résolument technique, le sujet est loin d’être anecdotique à l’heure où le gouvernement a déjà pris une soixantaine d’ordonnances depuis la loi du 23 mars 2020, instaurant l’état d’urgence sanitaire. « Le fait que ça arrive maintenant, et au vu du caractère très particulier de la période, et du caractère difficilement soutenable en des termes constitutionnels de cette prise de position, ça apparaît bizarre » remarque Benjamin Morel, soucieux de lire le commentaire de la décision du Conseil constitutionnel non encore publié.

« Aucun lien » avec le projet de loi « fourre-tout »

Les ordonnances, qui permettent de légiférer très vite sur des pans entiers du droit, ont été un moyen privilégié par l’exécutif pour gérer la crise liée à l’épidémie de Covid-19. Si peu de parlementaires n’ont contesté leur utilité dans l’urgence, députés et sénateurs ont récemment montré leur agacement au gouvernement et réduit de 40 à 10 le nombre d’ordonnances du dernier projet de loi, dit « fourre-tout », adopté en commission mixte paritaire le 2 juin au Sénat. La rapporteure LR du texte pour la commission des Lois du Sénat, Muriel Jourda, confirme toutefois qu’il ne faut voir « aucun lien » entre la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai et la « réduction drastique » du nombre d’ordonnances sur laquelle les parlementaires se sont accordés.

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