« La responsabilité de l’élite afghane ne doit pas être éludée », selon Élie Tenenbaum

« La responsabilité de l’élite afghane ne doit pas être éludée », selon Élie Tenenbaum

Pour le chercheur Élie Tenenbaum (IFRI), le départ du dernier soldat américain d’Afghanistan vient clore deux décennies de guerre contre le terrorisme. Il analyse les perspectives d’un pays désormais aux mains des talibans. Entretien.
Public Sénat

Par Steve Jourdin

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Depuis lundi, il n’y a plus de forces américaines en Afghanistan. Après 20 ans sur le terrain, les derniers soldats ont quitté Kaboul. Comment analysez-vous cette séquence ?

C’est une page de l’histoire des relations internationales qui se tourne. Le cycle stratégique qui s’est ouvert avec le 11 septembre s’achève enfin. On est sur un moment de reflux des Occidentaux dans la guerre contre le terrorisme, qui a marqué les deux dernières décennies. La fin de ce cycle se lit aussi dans le retrait plus discret des Américains de la zone irako-syrienne, ou de l’annonce de la fin de l’opération Barkhane par Emmanuel Macron. Les forces occidentales cherchent à se réinventer. Il n’y a aujourd’hui plus d’appétence politique pour se lancer dans des interventions militaires coûteuses aux résultats incertains.

 

C’est un moment de l’histoire qui va longtemps hanter l’Occident et, plus particulièrement, les Etats-Unis ?

L’opération en Afghanistan est indéniablement un échec. Certes, les infrastructures ayant permis à Al-Qaeda de préparer le 11 septembre ont été détruites. Le pays n’est plus un sanctuaire pour l’organisation djihadiste et, en cela, l’intervention occidentale n’a pas complètement manqué sa cible. Mais la solution proposée par ces mêmes pays occidentaux, et qui visait à construire un Etat afghan fonctionnel et viable, est un échec total.

 

Comment expliquez-vous cet échec ?

C’est un régime qui n’a pas su incarner les besoins populaires. Il n’a suscité aucun enthousiasme au sein de la population afghane. L’incompétence, la corruption et le népotisme ont douché les immenses espoirs nés en 2001 après la chute des talibans. Les milliards de dollars déversés sur le pays l’ont été de manière inconsidérée, sans contrôle des flux, ni réflexion stratégique. Le choix des partenaires est aussi discutable. Dans la période post-talibans (après 2001), les Américains ont par exemple mis en avant les anciens seigneurs de guerre et les vieux émirs. Cela a donné une image déplorable du nouvel Etat afghan. Il n’est donc pas étonnant de constater qu’au moment où l’Occident décide de se retirer, tout s’effondre comme un château de cartes. Cet Etat Potempkine ne survivait que grâce au soutien financier et logistique des forces occidentales.

Les talibans sont aujourd’hui les nouveaux maîtres de l’Afghanistan. L’Occident discute avec eux, et une reconnaissance du régime est même évoquée. Les talibans ne sont plus les mêmes qu’avant 2001 ?

Le projet politique n’a pas changé. Il s’agit toujours d’établir un état bâti sur la charia, même s’il y aura sans doute quelques modulations. En matière d’éducation des filles, de châtiments corporels et de violations du patrimoine, les choses devraient un peu bouger. Les talibans ont retenu les leçons du 11 septembre. Ils savent désormais par exemple qu’héberger un terroriste international comme Ben Laden a un prix. En vingt ans, ils ont payé le prix du sang, beaucoup de leurs combattants ont été tués. On ne devrait pas revoir de sitôt ces images de camps d’entraînement terroriste à ciel ouvert, même s’il existe aujourd’hui plusieurs courants chez les talibans et que tout dépendra de l’issue du bras de fer politique qui se joue actuellement à l’intérieur du mouvement.

 

L’Afghanistan ne devrait donc pas redevenir un gigantesque hub pour le djihadisme international…

Les talibans sont aujourd’hui moins dépendants de la mouvance djihadiste internationale que par le passé. Dans les années 90, Al-Qaeda avait sa propre brigade chez les talibans, et finançait en partie le mouvement. Désormais, Al-Qaeda fonctionne de manière décentralisée. L’organisation ne vit plus essentiellement que par ses filiales, par exemple dans la péninsule arabique. En 20 ans, la mouvance djihadiste transnationale s’est affaiblie, et cet affaiblissement est à mettre au crédit de la guerre menée par l’Otan. Aujourd’hui, les talibans sont plus sûrs d’eux. Ils ont moins besoin des djihadistes que par le passé. Ils font actuellement beaucoup des promesses, mais on devra juger sur pièces.

 

On a l’impression que l’Occident a lâché les Afghans en se retirant dans ces conditions. Est-ce qu’une autre issue était possible ?

Le retrait annoncé par Joe Biden le 14 avril dernier n’a fait qu’entériner un processus. Est-ce qu’il est possible de maintenir une armée, en l’occurrence l’armée américaine, ad vitam æternam dans un pays étranger ? On était plus proche de la fin que du début. En revanche, le retrait américain aurait dû être mieux organisé.

Plus généralement, l’échec de l’intervention occidentale en Afghanistan a ses responsables. Il y en a du côté américain, ainsi que du côté européen. Les bailleurs de fonds, comme la Banque mondiale, ont également joué un rôle indéniable dans la gabegie constatée dans le fonctionnement de l’Etat afghan. Enfin, la responsabilité de l’élite politique et intellectuelle afghane ne doit pas être éludée. Il y a eu beaucoup d’occasions ratées. Après 2001, la population aspirait à quelque chose de nouveau. Beaucoup d’espoirs ont été déçus. L’élite afghane n’a clairement pas été à la hauteur de la mission historique qui lui a été confiée après l’intervention occidentale.

 

Élie Tenenbaum est l’auteur avec Marc Hecker, du livre : « La guerre de vingt ans : djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle », paru chez Robert Laffont.

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