GAFAM : le Parlement européen s’attaque au « Far-West » du numérique

GAFAM : le Parlement européen s’attaque au « Far-West » du numérique

Ce jeudi, les eurodéputés ont adopté la « Loi sur les services numériques », un règlement européen visant à encadrer les plateformes numériques en leur imposant plus de transparence et de responsabilité quant aux contenus qu’elles diffusent.
Public Sénat

Par Jonathan Dupriez

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« Reprendre le contrôle par rapport aux géants d’internet. » C’est ni plus ni moins l’objectif affiché de la loi sur les services numériques (« Digital Services Act » en Anglais ou DSA) que vient d’adopter le Parlement européen à une large majorité. Ce copieux paquet législatif de mesures communautaires entend mettre un coup d’arrêt à l’impunité des plateformes numériques. Les GAFAM sont, sans surprise, dans le collimateur de la Commission européenne sans qu’ils soient nommément visés. Le règlement s’applique à toute entité opérant sur le web.

 

Un « Far-West » numérique « intolérable »

Le 19 janvier, en séance plénière à Strasbourg, le Commissaire européen au marché intérieur, le Français Thierry Breton, a rappelé l’urgence de s’attaquer à ce « Far-West dominant notre espace informationnel » prenant, à titre d’exemple, l’assaut de manifestants pro-Trump sur le Capitole l’année dernière. Un événement ayant selon lui, marqué « un avant et après, dans le rôle des plateformes sur notre démocratie. » Ainsi, pour Thierry Breton, « il est devenu évident pour tous que l’absence de règles et de contrôle démocratique sur les décisions d’une poignée de grandes plateformes, aujourd’hui devenues des espaces publics systémiques, n’est plus tolérable. »


« Ce qui est interdit offline, doit l’être online »

La loi sur les services numériques contient plusieurs dispositions clés. D’abord elle entend proposer un corpus juridique encadrant la suppression de tout ce qui est illicite en ligne, à savoir produits, services, contenus, avec ce principe cardinal : « ce qui est interdit offline, doit l’être online. »


 

Amendes pharaoniques

 

La DSA se dote également d’outils plus contraignants pour atteindre les géants du numérique en leur faisant porter « le risque » de propager de manière « systémique » des contenus potentiellement illicites à grande échelle. Plus prosaïquement, la Commission européenne entend contraindre ces acteurs par des amendes pharaoniques, allant jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires annuel des sociétés. Et dans les cas les plus graves, l’UE pourrait prendre des mesures de rétorsion allant jusqu’à l’exclusion temporaire de ces plateformes du marché intérieur.

 

« Ouvrir la boîte noire des algorithmes »

 

Souvent pointés du doigt pour leur opacité, l’Union européenne veut aussi obtenir un droit de regard sur les « arrière-cuisines des plateformes » à savoir, les fameux algorithmes, souvent décrits comme les « boîtes noires au service du profit » de ces géants du web. La Commission espère ainsi « imposer des mesures de transparence » aux plateformes pour « comprendre les raisons pour lesquelles tel ou tel citoyen est visé par certains contenus ou publicités », explique Thierry Breton, assurant au passage que ces règles s’appliqueront sans équivoque pour tous les Etats membres afin d’éviter un potentiel effet d’aubaine des plateformes.

 

Amendement de dernière minute

 

Un amendement de dernière minute a d’ailleurs été adopté. Déposé par un groupe de parlementaires européens de tous bords appelés « Tracking Free ads coalition » , Il consacre l’interdiction de la publicité ciblée issue de données de personnes mineures. La coalition d’eurodéputés espérait une interdiction totale de la publicité ciblée, en vain.


« Outil de régulation majeur »

 

Pour de nombreux eurodéputés en pointe sur ces questions, le DSA est vu comme l’une des réformes « historiques » sur le sujet au niveau européen. « Le DSA est un outil de régulation majeur et inédit pour mieux protéger les citoyens contre les abus persistants des modèles de surveillance des grandes plateformes » se félicite l’eurodéputée verte Gwendoline Delbos-Corfield, qui planche depuis six mois sur le dossier.

 

Frontière ténue avec la liberté d’expression

 

L’eurodéputée alerte toutefois sur de potentielles menaces pour la liberté d’expression. Comment s’assurer qu’une plateforme ne va pas supprimer un contenu qu’elle juge illicite alors qu’elle est en train de bafouer la liberté d’expression ?

« Il y a des sujets où les réponses sont d’une grande simplicité, et des sujets où les réponses sont moins claires » philosophe Gwendoline Delbos-Corfield. « On a de grandes exigences à l’égard des plateformes, mais on est aussi très attentifs à ne pas entièrement se mettre dans leurs mains » explique-t-elle. Selon l’élue, les Européens ne doivent pas se « soustraire à leurs obligations en matière de politiques publiques » pour poser les cadres et ne pas laisser décider les plateformes, « ce qui serait très dangereux selon elle. » Dernier exemple en date : la suppression des comptes Twitter, Facebook et Youtube de Donald Trump par les plateformes elles-mêmes et non par une autorité indépendante en janvier 2021. L’événement avait suscité de nombreuses interrogations.

 

Avancée « trop timide »

 

Aussi ambitieuse que veut l’être la Commission européenne, de nombreux parlementaires européens pointent d’ores et déjà les limites d’un texte jugé « faible » face à la toute-puissance des plateformes ayant grandi en toute impunité depuis deux décennies. Geoffroy Didier, eurodéputé PPE et chef de file pour son groupe sur le DSA considère cette avancée « trop timide » et considère « qu’il faut aller plus loin. » « Les propositions esquissées jusqu’ici et qui ne sont pas à la hauteur des ambitions initiales », regrette ce proche de Valérie Pécresse. « Avec ce texte, rien n’empêchera concrètement la distribution de produits dangereux sur internet » regrette-t-il. Geoffroy Didier redoute surtout que le DSA soit inopérant : « Rien ne rendra les plateformes plus responsables vis-à-vis des contenus qu’elles véhiculent et rien ne garantira que les contenus illicites soient retirés promptement sans réapparaître », croit-il savoir.

 

« Malgré des garde-fous, le modèle des plateformes est toujours là »


Même son de cloche du côté des spécialistes de la question au Sénat. La centriste Catherine Morin-Desailly reconnaît au DSA une avancée, mais trop timorée. La sénatrice, coauteure d’un rapport fouillé sur le sujet déplore que le DSA « tente » seulement « de construire un environnement plus sécurisé et équitable » au fonctionnement de plateformes sans toutefois remettre en question leur ADN. A savoir, un modèle économique qu’elle juge « toxique » voire « prédateur » basé sur la captation des données personnelles et de l’attention des utilisateurs. Selon elle, malgré les garde-fous, règles et autres obligations que le DSA entend leur imposer, « le modèle initial des plateformes est toujours là » souffle-t-elle.

 

Donner un coup de jeune à la directive de 2000

 

Quoiqu’en soient ses limites, le DSA est un premier pas pour encadrer un univers quasi hors de toute régulation. Aussi, le DSA va permettre d’enterrer la directive « e-commerce » datant de l’an 2000, qui fait jusqu’à présent office de cadre légal en Europe. Un véritable anachronisme. « Le monde était totalement différent, il n’y avait pas Facebook, Mark Zuckerberg n’en avait même pas encore eu l’idée, Steve Jobs et Apple n’avaient pas lancé l’iPod, ne parlons même pas de l’iPhone, Amazon était encore une entreprise déficitaire de Jeff Bezos » a décrit Christel Schaldemose, rapporteure danoise socialiste du DSA dans l’hémicycle européen hier.

 

« Monstres plus puissants que des Etats »

 

« Et cette législation conférait donc une non-responsabilité et une non redevabilité à ces entreprises, parce qu’à l’époque on ne voulait pas brider l’innovation », complète Catherine Morin Desailly. Moyennant quoi, ces entreprises sont devenues « les monstres » que l’on connaît selon la sénatrice de Seine-Maritime. Des entités qui brassent des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel et qui sont désormais « plus puissantes que les Etats-nations » observe-t-elle.

 

« Des méthodes d’un autre siècle »

 

Comme on peut s’en douter, les plateformes accueillent fraîchement la mesure. Certaines ont même tout fait pour la torpiller. Et c’est peu dire. Google s’y est même frontalement opposé, opérant un lobbying agressif pour faire plier, par tous les moyens, le Commissaire Thierry Breton comme l’a révélé Le Point en octobre dernier. « Ce sont des méthodes d’un autre siècle », a tempêté l’ancien ministre de l’Economie de Jacques Chirac. Après le tollé provoqué par ces révélations, Sundar Pichai, le PDG d’Alphabet, propriétaire de Google, a présenté ses excuses au Commissaire français.

 

Entrée en vigueur au 1er janvier 2023

 

Cette nouvelle directive devra être étudiée par les Vingt-sept et transposée dans le droit national de chaque Etat membre. Cette mesure s’accompagne d’un pendant économique : la législation sur les marchés numériques, appelée « Digital Markets Act » (DMA) censée permettre de réprimer les pratiques anticoncurrentielles des géants du web.

Ces deux directives, DSA et DMA font partie des priorités d’Emmanuel Macron, à la tête depuis hier de la présidence tournante du Conseil européen. La France espère finaliser ces deux lois avant l’été avec une entrée en vigueur espérée au 1er janvier 2023 dans l’Union.

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