« Un phénomène tentaculaire et opaque »  : le rapport au vitriol du Sénat sur le recours aux cabinets de conseil

« Un phénomène tentaculaire et opaque »  : le rapport au vitriol du Sénat sur le recours aux cabinets de conseil

La commission d’enquête sénatoriale sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques a rendu ses conclusions, après quatre mois de travaux. Elle met en évidence un recours « croissant » aux consultants privés et épingle une « influence avérée », à travers des interventions sur des « réformes majeures ». Elle appelle à mettre fin à l’opacité et à durcir le cadre déontologique.
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« Ce rapport n’est pas une fin en soi, mais plutôt un commencement. » Très attendues, les conclusions des travaux de la commission d’enquête du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques ont été rendues publiques ce 17 mars. À l’issue de quatre mois d’investigations et d’auditions, les sénateurs espèrent « alimenter le débat public » à partir de leurs constats. Leurs auditions et la révélation de documents, obtenus en vertu des pouvoirs d’une commission d’enquête, ont permis au grand public de mieux faire connaître cette réalité. Pour des raisons de calibrage, l’enquête s’est concentrée sur les commandes de l’État et de ses grands opérateurs, laissant de côté le cas spécifique des collectivités territoriales.

L’intervention de consultants dans la gestion de la crise sanitaire à partir de 2020 a constitué l’un des points de départs de cette commission, formée sur proposition du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE). Celle-ci n’était que la « face émergée de l’iceberg ». En réalité, le rapport de la sénatrice Éliane Assassi met au jour un « phénomène tentaculaire », selon ses mots, et révèle l’appui de cabinets de conseils sur « des pans entiers des politiques publiques ».

Selon le rapport, « les cabinets de conseil sont intervenus sur la plupart des grandes réformes du quinquennat, renforçant ainsi leur place dans la décision publique ». La commission d’enquête cite par exemple la réforme des aides personnalisées au logement (APL), sur laquelle est intervenu le cabinet McKinsey, pour le volet informatique (une prestation à quatre millions d’euros), la réforme de l’aide juridictionnelle pour laquelle il a été fait appel au concours du cabinet EY, ou encore la simplification de l’accès aux droits des personnes handicapées, sur laquelle a travaillé Capgemini. Roland Berger a constitué un appui dans la réforme de la formation professionnelle.

Plus d’un milliard d’euros minimum de dépenses de conseil pour les ministères et les opérateurs publics l’an dernier

Le recours à des prestations de conseil dans le privé n’a pas démarré sous le quinquennat d’Emmanuel Macron. Cependant, les sénateurs relèvent une nette accélération de cette pratique. Le recours est qualifié de « massif » et « croissant ». Selon leurs calculs, les dépenses de conseil de l’État ont dépassé le milliard d’euros, la rapporteure n’hésite pas à employer l’expression de « pognon de dingue », qui avait été employée par Emmanuel Macron sur les prestations sociales. Il ne s’agit que d’une estimation minimale car la commission d’enquête n’a interrogé l’ensemble des opérateurs publics, mais seulement les plus importants (comme Pôle Emploi et la Caisse des Dépôts et consignations). La commission note d’ailleurs que la circulaire de Matignon – publiée pendant leurs travaux en janvier – est tardive et incomplète. Elle juge l’objectif de réduction des dépenses de 15 % pour les prestations de conseil « peu ambitieux ».

De 2018 à 2021, la progression est constante. Les dépenses des ministères en la matière ont été multipliées par 2,36. Avant la commission d’enquête sénatoriale, la Cour des comptes reconnaissait elle-même qu’il était difficile de fournir un chiffre exhaustif. Dans leurs recommandations, les sénateurs demandent que soit publiée chaque année, en « données ouvertes », la liste des prestations de conseil commandées par l’Etat et ses opérateurs. D’ailleurs, la commission entame le mouvement dès à présent, en publiant en open data la liste des prestations de conseil réalisées à la demande des ministères entre 2018 et 2021.

En étudiant les différentes missions des cabinets opérées pour le compte de la puissance publique, la commission d’enquête s’inquiète d’un « risque de dépendance de l’administration » à leur égard. « Le recours aux cabinets de conseil a pu devenir le réflexe d’un État qui donne parfois le sentiment qu’il ne sait plus faire », écrivent les parlementaires. Cette dépendance s’illustre notamment pour le conseil en informatique, domaine où l’État manque de ressources humaines.

Durant la crise sanitaire, l’appel à des cabinets de conseil ne s’est pas seulement limité à la première vague, période où l’État était impréparé et où l’Europe s’est fait surprendre par l’ampleur des contaminations. Le recours aux consultants privés s’est pourtant prolongé durant toute la durée de la crise sanitaire. McKinsey est intervenu pour l’organisation logistique et le suivi de la campagne vaccinale, de novembre 2020 au 4 février 2022. Les cabinets ont prêté main-forte à l’État sur des aspects centraux de la crise. Accenture est intervenu pour la mise en place des systèmes d’information comme le passe vaccinal. Citywell a conseillé l’État sur le volet de l’approvisionnement et de la gestion des masques, de mars à octobre 2020. Mais pas seulement. Certains documents remontent jusqu’au Conseil de défense, d’autres « servent à préparer une interview sur BFM TV ou une audition au Sénat », révèle le rapport.

Au total, 68 commandes ont été passées par l’État à des consultants, pour un montant total de 41,05 millions d’euros. Selon les sénateurs, qui se basent sur un échantillon de cinq cabinets, l’intervention d’un consultant est facturée en moyenne 2 168 euros par jour.

Qualité des livrables « inégale »

Si le ministère de la Santé a défendu à plusieurs reprises la plus-value de ces cabinets dans un contexte où les effectifs des administrations centrales ont été très sollicités, l’intérêt d’autres missions pose question, à en croire le rapport. Les sénateurs estiment notamment que les livrables, c’est-à-dire les documents produits par les cabinets dans le cadre de leurs missions, sont « de qualité inégale ». La qualité est parfois même remise en cause. Au milieu du rapport, on apprend que la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) s’est montrée insatisfaite des travaux de McKinsey pour accompagner la stratégie pour la mise en place du service public des pensions alimentaires en 2019. L’évaluation de la DITP regrette « un manque de culture juridique et plus largement du secteur public ». Dans d’autres cas, la DITP s’étonne de la « juniorité » de certains consultants, allant même jusqu’à demander le remplacement de certains consultants « pas au niveau ». Pour le Sénat, l’évaluation devrait être systématique, et des pénalités devraient s’appliquer lorsque la qualité n’est pas au rendez-vous.

Il arrive aussi que certaines prestations ne connaissent « aucune suite tangible ». L’exemple le plus médiatisé, révélé durant les auditions, reste cette préparation d’un colloque sur l’avenir du métier d’enseignant, réalisé par McKinsey à la demande du ministère de l’Education nationale, pour un montant de 496 800 euros. « Il n’est pas possible de déterminer les conséquences directes » de cette contribution, selon le ministère cité par le rapport sénatorial.

La commission d’enquête ne s’est seulement intéressée à la bonne utilisation des deniers publics. Elle s’est montrée particulièrement attentive la prise des décisions publiques. Qu’il s’agisse des représentants de cabinets de conseil ou des ministères : tous ont certifié que la décision incombait au politique. La commission sénatoriale met cependant en lumière des procédés plus insidieux, évoquant une « influence avérée des cabinets de conseil sur la prise de décision ». À travers leurs participations à des cercles de réflexion, ils interviennent dans le débat public. « Certaines de leurs publications, qui sont particulièrement nombreuses en période électorale, s’apparentent même à des programmes politiques », insiste le rapport. Plus problématique, surtout, serait l’existence « d’arbitrages orientés », selon les conclusions de la commission d’enquête, qui s’appuie sur plusieurs exemples. Le rapport résume ainsi les choses : « Les cabinets de conseil ont pour habitude de « prioriser » les scénarios proposés – avec l’accord, voire sur demande, de l’administration –, ce qui renforce leurs poids dans la décision publique. »

Règles déontologiques : le rapport appelle à « redoubler de vigilance »

L’intégration des consultants directement dans les équipes, une pratique observée pendant la crise sanitaire, semble avoir ému les sénateurs. Selon le rapport, il arrive même que des consultants disposent d’une adresse électronique avec le nom de domaine du ministère. L’exemple le plus frappant a été la rédaction de documents « sous le sceau de l’administration ». McKinsey y a eu recours durant la crise sanitaire au ministère de la Santé. « Cette méthode de travail renforce l’opacité des prestations de conseil car elle ne permet pas de distinguer l’apport des consultants, d’une part, et celui de l’administration, d’autre part. » Dans leurs préconisations, les sénateurs demandent à mettre fin à cette possibilité, pour la « traçabilité » des prestations.

Dernier volet, et pas des moindres, dans le viseur de la commission d’enquête : les obligations déontologiques. « L’intervention des cabinets de conseil peut […] légitimement susciter des inquiétudes en matière de déontologie », avait ainsi souligné Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence dans la vie publique (HATVP).

Des règles existent, aussi bien côté public que dans les chartes des cabinets. Le rapport plaide tout de même pour un renforcement du cadre actuel. « Il faut néanmoins redoubler de vigilance en raison de l’influence que les cabinets de conseil peuvent exercer sur la décision publique, en particulier pour le conseil en stratégie », plaident les sénateurs. Car plusieurs risques ont été identifiés.

Il y a d’abord les potentiels conflits d’intérêts, lorsque les cabinets conseillent des pouvoirs publics comme des acteurs privés. A ce titre, le rapport préconise d’imposer une déclaration d’intérêts, afin que l’administration prévienne tout incident. La HATVP serait chargée d’intervenir. De manière générale, tout manquement aux obligations devrait être passible d’une exclusion des marchés publics, considèrent les sénateurs.

Autre difficulté, mise en évidence dans le rapport : la « porosité », lorsque les cabinets recrutent d’anciens responsables publics dans leurs équipes. Le « pantouflage » est bien réel. Un exemple est mis en avant. « Parmi les 22 profils proposés » par les cabinets BCG et EY dans leur réponse à l’accord-cadre de la DITP de 2018, « 6 sont d’anciens responsables publics de haut niveau (dont un ancien conseiller économique à l’Élysée et un ancien conseiller du secrétaire d’État à l’industrie) », souligne rapport.

Les sénateurs demandent enfin à interdire les prestations pro bono, c’est-à-dire ces prestations réalisées gratuitement, pour le « bien public ». Le mécénat de compétences devrait être réservé, selon la commission d’enquête, aux seuls secteurs non marchands (humanitaire, culture, social). Les interventions pro bono constituent un risque pour le phénomène de « pied dans la porte », selon l’expression entendue durant une audition de la commission.

Le rapport, adopté à l’unanimité des membres de la commission le 16 mars, sera traduit en proposition législative. Une proposition de loi « transpartisane » est d’ores et déjà annoncée.

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