C’était il y a très exactement vingt ans. Une large majorité de Français s’opposait à la ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe. Consultés par référendum le 29 mai 2005, les Français ont été 54,67 % à dire non au traité constitutionnel européen.
Au terme de plusieurs mois d’une campagne intense et vive, qui a fracturé plusieurs partis politiques, la victoire du non ne semblait être que la seule issue possible dans les dernières semaines. Le débat sur le traité constitutionnel a notamment été télescopé par de nombreux autres sujets, comme la directive Bolkestein sur les services, la polémique sur le « plombier polonais » ou encore l’ouverture de négociations entre la Turquie et l’UE, pour une éventuelle intégration. Les instituts de sondage avaient anticipé l’issue de la campagne à partir de la mi-mars, date à laquelle les deux courbes se sont croisées. La victoire des opposants au traité constitutionnel a en revanche surpris par son ampleur. La participation a en effet été massive, avec plus de 7 Français sur 10 qui se sont rendus dans les urnes. Plus de 2,6 millions de voix séparaient les deux réponses dans cette consultation référendaire. Et le refus du texte s’est imposé dans 84 départements.
Une campagne qui a fait voler en éclat les clivages traditionnels
Alors que de nombreux États européens ont décidé de passer par une ratification parlementaire, Jacques Chirac fait le choix en 2004 du référendum, convaincu d’une victoire large pour le oui. Le scrutin était censé n’être qu’une formalité. C’était oublier un peu vite le référendum de 1992 sur le traité de Maastricht, validé par seulement 51,04 % des votants, mais aussi la faiblesse de la cote de popularité de l’exécutif, à peine à mi-mandat après une présidentielle 2002 qui s’est jouée dans des conditions inattendues avec la qualification de l’extrême droite.
La campagne référendaire fait voler en éclat le clivage gauche-droite. Plusieurs personnalités de gauche se retrouvent à défendre le oui aux côtés d’élus de droite. Une photo symbolise d’ailleurs cette configuration inédite. Au cours du mois de mars, Paris Match fait poser ensemble pour une même couverture François Hollande et Nicolas Sarkozy, respectivement à la tête du Parti socialiste et de l’UMP.
À gauche, le débat sur la Constitution européenne fracture de nombreux partis, en particulier le PS. Les deux tiers des électeurs de gauche, selon les enquêtes, ont voté contre le texte. Plusieurs ténors du parti sont résolument hostiles au traité constitutionnel, parmi lesquels Laurent Fabius, Henri Emmanuelli, Benoît Hamon, Arnaud Montebourg et Jean-Luc Mélenchon. L’opposition du sénateur de l’Essonne en 2005 amorce d’ailleurs son schisme avec le Parti socialiste, qu’il quittera en 2008 pour fonder le Parti de gauche.
Un épisode majeur dans le second mandat de Jacques Chirac
Sur le plan national, l’épisode du 29 mai 2005 a jeté une lumière crépusculaire sur le second mandat de Jacques Chirac et a ouvert la porte vers un remaniement gouvernemental de grande ampleur. Huit ans après le fiasco de la dissolution, le « non » l’affaiblit durablement sur la scène politique française, et accélère subitement le calendrier politique avec la présidentielle de 2007 comme ligne de mire. Sa prestation dans un débat télévisé a mis en évidence une jeunesse qu’il n’arrivait plus à comprendre. L’Élysée perd également grandement en influence sur la scène européenne à la suite du référendum, même si le dernier coup de marteau sur le cercueil est donné par le non des Néerlandais trois jours plus tard, avec près de 62 % des voix.
L’épilogue du 29 mai 2005 constitue un traumatisme au sommet de l’État et l’un des évènements politiques marquants en France du XXIe siècle. Depuis cette date, plus aucun président de la République ne s’est aventuré dans un référendum national, et les atermoiements d’Emmanuel Macron sur ce moyen de consultation trouve sans doute leurs racines dans le vote de 2005. Seuls des référendums locaux ont été organisés, comme les trois référendums d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, ou encore le référendum sur l’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Malgré la victoire du oui, l’Etat a renoncé au projet.
Le traité constitutionnel laisse également une plaie ouverte dans une partie de la population française, près de 20 ans après le référendum. Moins de trois ans après, le Parlement français adopte en Congrès le traité réformateur, dit « traité de Lisbonne », qui remplace le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe. Il réforme le fonctionnement des institutions, assouplit la prise de décision et renforce la représentation extérieure de l’Union européenne.
Plusieurs partis ont développé l’idée d’une trahison après 2005, malgré les différences entre le traité de 2005 et celui de Lisbonne ratifié en 2008
« L’idée s’est peu à peu imposée que le +non+ n’avait pas été respecté et que les gouvernants s’étaient +assis+ sur la volonté populaire, au prix d’un +déni de démocratie+ très largement dénoncé depuis lors », a résumé une étude du cercle de réflexion Terra Nova publiée le 22 mai. Selon cette organisation qui se définit comme « progressiste », il est « est factuellement erroné de prétendre que le Traité constitutionnel et le Traité modificatif adopté à Lisbonne sont le même texte », ajoutant que plusieurs amendements ont été inclus pour satisfaire à la fois les opposants « souverainistes » et les opposants sur une ligne « sociale et environnementale » au traité de 2005.
« Ce n’est pas du tout le même traité qu’en 2005 », a également confirmé auprès de l’AFP la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina. Malgré tout, quand le texte est ratifié en 2008, c’est « le sentiment des Français qu’on revient sur leur parole » qui prend le dessus.
L’idée d’une « trahison » a été mise en avant par plusieurs partisans du « non ». En juin 2009, Jean-Luc Mélenchon, alors tête de liste du Front de gauche aux européennes dans le sud-ouest, estimait que la forte abstention qui semblait se dessiner était liée à cet épisode, qualifiant le traité de Lisbonne de « copié-collé » de la Constitution rejetée en 2005. Marine Le Pen considérait, elle, en 2015 l’adoption du traité de Lisbonne comme « la trahison la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale ».
Europe : « Pour les Français, la coupure s’est produite en 2005 », écrivait Emmanuel Macron à la veille de son élection
Les traces du référendum 2005 et la persistance d’un sentiment d’un vote confisqué reste encore très prégnant. La victoire du non « constitue un marqueur politique clé dans notre pays, dont l’ombre portée semble demeurer encore lourde deux décennies plus tard », note Terra Nova. L’étude conduite par les chercheurs Bruno Cautrès (Cevipof), Thierry Chopin (Ecole Polytechnique) et le consultant Yves Bertoncini, relève que cet épisode reste prégnant dans le sens où l’idée s’est imposée que le non « n’avait pas été respecté », ou encore que le vote a traduit un « malaise profond vis-à-vis d’une Europe accusée d’être devenue trop libérale, trop large, trop intrusive ». Le troisième aspect serait que ce référendum aurait « cristallisé l’émergence d’une France du non dont les membres sont caractérisés par des intérêts et profils spécifiques, qui s’est à nouveau manifestée au cours des deux décennies suivantes ».
Pour la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina, le vote de 2005 a également mis en lumière de nouveaux types de clivages. Elle évoque, auprès de l’AFP, une « gilet-jaunisation latente » de la vie politique française, avec un nouveau clivage opposant « le peuple » aux « élites ». « J’ai vraiment le sentiment que depuis 2005, cette fracture n’a pas été reconstruite », constate-t-elle. Dans son livre programmatique « Révolution » paru en 2016, au chapitre « refonder l’Europe », Emmanuel Macron mesurait lui aussi la portée du traumatisme de 2005. « Pour les Français, la coupure s’est produite en 2005. Nous avons fait cette année-là, par référendum, le constat que cette Europe n’était peut-être plus la nôtre. Qu’elle était devenue trop exclusivement libérale, éloignée de nos valeurs », écrivait le futur président.