Les premières heures de l’examen du projet de loi d’orientation agricole au Sénat, ce mardi soir, ont rapidement tourné au débat sémantique. En cause : un article inaugural fleuve, qui vise à insérer en tête du Code rural et de la pêche maritime (CRPM) un article programmatique affirmant que l’agriculture, la pêche et l’aquaculture sont « d’intérêt général majeur » en ce qu’elles garantissent la souveraineté alimentaire du pays. En commission, la majorité sénatoriale de droite et du centre a voulu aller encore plus loin, en érigeant la « souveraineté alimentaire » au rang « d’intérêt fondamental de la Nation ». Elle a par ailleurs instauré un principe de « non-régression de la souveraineté alimentaire », manière de renvoyer dos à dos agriculture et environnement puisqu’il existe déjà dans la loi un principe de « non-régression » en matière de protection de l’environnement.
Or, la valeur juridique de ces différentes notions a soulevé de vives interrogations dans l’hémicycle, la gauche reprochant notamment à la droite d’utiliser le principe de souveraineté pour défendre un modèle productiviste, à rebours des nécessités de la transition écologique. « Dans le texte, on nous présente la compétitivité et la conquête des marchés comme les moyens de cette souveraineté », a ainsi déploré le sénateur communiste Gérard Lahellec. Son collègue socialiste Olivier Jacquin a dénoncé « la logique très productiviste que sous-tendent ces notions », considérant « comme disproportionné de mettre au même niveau le potentiel agricole, l’indépendance de la Nation, la sûreté nucléaire ou encore la sécurité militaire. »
« Nous voulons encourager la production pas le productivisme »
« J’observe que dans les discours que l’on entend jusqu’à présent, il y a ceux qui souhaitent d’abord traiter la question de la souveraineté alimentaire et ceux qui souhaitent profiter de ce texte pour aller vers le productivisme et l’exportation. Je n’ai rien contre, mais cela ne doit pas se faire contre la santé des concitoyens et des sols », a averti Michaël Weber, sénateur PS de Moselle.
« On a une volonté de s’incorporer dans une économie qui est peut-être productiviste pour vous. Mais l’on a une fierté à exporter, avec une excellence de nos filières parce que l’on a les meilleures terres du monde, que l’on est bon sur tout un tas de sujets et que l’on n’a pas à en avoir honte », lui a répondu, agacé, Vincent Louault, sénateur Les Indépendants d’Indre-et-Loire.
« Nous voulons encourager la production de nos agriculteurs et pas le productivisme, nous ne sommes pas en Ukraine, nous ne sommes pas en Pologne ou aux Etats-Unis », a tenté de rassurer la ministre de l’Agriculture Annie Genevard. « On est dans un modèle français dont on connaît parfaitement le caractère raisonnable. Cette notion de souveraineté alimentaire est une notion régalienne. »
Autre moment de discorde au cours de la soirée, cette fois autour du concept « d’intérêt fondamental de la Nation », une formule que beaucoup estiment sans réelle assise juridique. « Elle va faire couler beaucoup d’encre », a prédit Gérard Lahellec. « Votre écriture juridiquement contestable porte en elle un flou qui amènera aux contentieux », a épinglé Guillaume Gontard, le chef de file des écologistes du Sénat.
Un parcours houleux
« Nous y sommes enfin ! » C’est sur cette exclamation de la ministre de l’Agriculture qu’a commencé ce mardi soir au Sénat l’examen du projet de loi d’orientation agricole. Ce texte, promis par le Président de la République, arrive au Palais du Luxembourg onze mois après son dépôt en Conseil des ministres et neuf mois après son vote en première lecture à l’Assemblée nationale, son parcours législatif ayant été bousculé à deux reprises, d’abord par la dissolution, puis par la censure du gouvernement de Michel Barnier. « Il était temps que ce supplice prenne fin », a ironisé le sénateur LR Jean-Claude Anglars pendant la discussion générale.
À l’ouverture des débats, la ministre a défendu un texte qui vise à « l’autonomie stratégique » afin « de garantir la souveraineté alimentaire et agricole de la France ». « L’agriculture française fait face à de nombreux défis, existentiels pour certains d’entre eux, mais elle n’est pas un champ de larmes pavé de ruines ! », a-t-elle martelé. Aux prémices de ce projet de loi : la crise du renouvellement des générations, avant que le mouvement de grogne des agriculteurs, il y a tout juste un an, ne pousse l’exécutif à en élargir considérablement la portée.
Le texte recoupe désormais de nombreux sujets : enseignement et formation des futurs agriculteurs, transmission des exploitations, destruction des haies, procédures de contentieux en cas de recours contre des stockages d’eau ou des bâtiments d’élevage, réglementation relative aux chiens de troupeaux, etc.
« Ce texte ne sera pas le grand soir de l’agriculture »
Pour autant, de nombreuses voix, aussi bien dans les rangs de la majorité sénatoriale de droite et du centre que du côté des oppositions de gauche, se sont élevées pour dénoncer les insuffisances du projet de loi, qui a été très largement retravaillé en commission. Les uns lui reprochent de ne pas aller assez loin en matière de compétitivité, les autres de négliger les enjeux environnementaux.
« Ce texte ne sera pas le grand soir de l’agriculture tant il traite de sujets divers et variés, mais nous pouvons espérer un sursaut », a expliqué le rapporteur Laurent Duplomb. « Il est loin d’être parfait ; caractère fourre-tout, de nombreux impensés, incohérences et orientations brouillées à force d’empiler les dispositifs, parfois à la limite du bavardage législatif. Il manque aussi d’ambitions pour renforcer la durabilité des productions alimentaires. Aucun mécanisme n’est élaboré pour protéger les agriculteurs de la concurrence déloyale et des défaillances de marchés », a énuméré Jean-Claude Anglars.
« Quasiment toutes les références et objectifs relatifs à l’agroécologie et à l’agriculture biologique ont été supprimées », a regretté pour sa part l’écologiste Daniel Salmon, fustigeant « une trajectoire qui n’a comme seule boussole que la compétitivité de l’agriculture, et le triptyque robotique-génétique-numérique pour produire toujours plus ». « Le texte aurait peut-être gagné à faire au moins référence aux activités de pêche qui participent aussi de la souveraineté alimentaire… », a également pointé Gérard Lahellec.